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Par ITEM (CNRS) le 23 Octobre 2012 à 21:28
Aragon, ou le roman comme l’art de se mettre hors la loi
Source: http://www.humanite.fr/culture/aragon-ou-le-roman-comme-l-art-de-se-mettre-hors-la-loi-506563
Et si l’auteur de la Mise à mort et de Blanche ou l’oubli était le précurseur méconnu des écrivains postmodernes ?
Aragon Œuvres romanesques complètes, tome V. Préface de Jean Ristat. Édition dirigée par Daniel Bougnoux et Philippe Forest. Gallimard, bibliothèque de La Pléiade. 1 538 pages, 43 euros.
« Un roman commence où la règle est bafouée, la loi hors de jeu. » Aragon aurait-il écrit cela des Cloches de Bâle, en 1934 ? Oui si l’on songe qu’il marquait alors sa rupture avec la prohibition du roman édictée par les surréalistes, inaugurant qui plus est un cycle intitulé « Le Monde réel ». Mais, en septembre 1967, Philippe Sollers donne pour titre « Une science de l’anomalie » à l’article qu’il consacre à Blanche ou l’oubli. Il serait pourtant simpliste d’opposer un Aragon romancier « naïf » à un autre, savant. D’abord parce que dès 1921, il avait composé avec Anicet ou le panorama, roman, insistant pour que la dénomination figure dans le titre, un texte qui manifestait la puissance du genre, tout en manifestant le dérisoire de la manie classificatoire. « Je ne suis ni les règles du roman ni la marche du poème. Je pratique tout éveillé la confusion des genres », écrit-il dans la Défense de l’infini (1). Ensuite parce que la périodisation acharnée, même étayée de véritables évolutions, occulte la complexité travaillant à chaque instant. Lui-même, d’ailleurs, refuse, après l’avoir un temps revendiquée, « toute solution de continuité ». Pour autant, les œuvres réunies dans ce volume de la Pléiade consacré aux romans présentent une unité incontestable. Elles viennent après 1956 et le vingtième congrès du Parti communiste de l’Union soviétique, un grand moment de doute et de crise dont témoignent les poèmes du Roman inachevé et des Poètes, marqué par la composition de la Semaine sainte et, plus tard, la réécriture des Communistes, contemporaine de Blanche ou l’oubli. Les questions de l’engagement, de la fidélité aux compagnons de lutte, de la contradiction entre idéaux et expérience concrète produisent des œuvres amères, qui, dans le même mouvement, s’émancipent des cadres formels qu’il s’était lui-même donnés.
solidarité et indignation
Pendant les années soixante, Aragon a converti en combativité son amertume devant la situation des pays socialistes, en particulier de leurs écrivains. Il exprime de plus en plus souvent solidarité et indignation, soit directement, comme dans l’affaire Siniavski et Daniel en 1966, soit en citant longuement Soljenitsyne, et d’autres, dans ses articles des Lettres françaises. Il joue, en mars 1966, un rôle important dans la session du comité central du PCF tenue à Argenteuil, qui abandonne l’idée d’« art de parti ». Temps de deuil, aussi, avec la mort de Nancy Cunard en 1965, celle d’André Breton en 1966, de Georges Sadoul et d’Ilya Ehrenbourg en 1967. La santé d’Elsa elle-même se détériore. Période en demi-teinte, qui sera paradoxalement une des plus fécondes de sa vie. Il a fait, dit-il, « la rencontre la plus excitante de sa vie », celle de la vieillesse. Et l’angoisse de l’âge se mue en assurance pour donner à son œuvre un élan nouveau.
C’est que la situation a changé sur le front littéraire. Le nouveau roman, s’est installé. La linguistique a fait irruption dans les sciences humaines, et dans l’analyse des textes. Elsa et Louis connaissent bien un éminent représentant de cette discipline, Roman Jakobson, à qui Aragon consacre un article dans les Lettres françaises pour ses soixante-dix ans. Il va se confronter à une modernité dont, pour la première fois depuis le surréalisme, il n’a pas été à l’initiative. Ses recherches formelles, et la grande liberté que manifestent le Roman inachevé, les Poètes, le Fou d’Elsa vont converger avec ses préoccupations de l’époque pour donner un premier chef-d’œuvre, la Mise à mort. Sur un noyau narratif situé à Moscou à l’occasion de la mort de Gorki, il va construire un subtil jeu où s’enchâssent contes, allusions aux œuvres en cours d’écriture, tout cela réfracté dans des miroirs « étranges machines » hantées par la présence ou l’absence de doubles. Dispositifs avec quoi il a, dira-t-il, « tenté d’imiter dans le discours appelé roman » ceux des peintres.
un appendice d’une étonnante actualité
Blanche ou l’oubli n’est plus simple qu’en apparence. Un linguiste, alter ego de l’auteur, médite sur la disparition de sa femme, Blanche. « Par le roman il cherchera à comprendre ce qui se passait il y a trente ans dans sa femme. » Alors, il suscite un personnage imaginaire, Marie Noire, qui prend son autonomie. Réflexion sur la page blanche, le roman est aussi un dialogue avec le Luna-Park d’Elsa Triolet, l’Éducation sentimentale de Flaubert et Hypérion d’Hölderlin. « Dans ce roman, ce sont les romans qui sont le sujet du roman », écrira-t-il, dans un appendice d’une étonnante actualité. Et si Aragon, loin de courir derrière les avant-gardes, était déjà le premier des écrivains postmodernes ? Avoir toujours un coup d’avance, rien d’étonnant de la part de l’auteur du Mouvement perpétuel.
(1) Cité par Daniel Bougnoux, qui en fait le titre d’un essai sur lequel nous reviendrons.
À Lire
Romans, contes et nouvelles de 1965 à 1982
La Mise à mort, 1965
L’Aveugle, 1967 (1)
Blanche ou l’oubli, 1967
Le Feu mis (2)
Prénatalité (2)
Tuer n’est pas jouer (2)
Mini mini mi, 1970 (2)
Le Contraire-dit, 1972 (1)
La Valse des adieux, 1972 (1)
Théâtre/Roman, 1974
(1) Repris dans le recueil le Mentir-vrai en 1980.
(2) Publié pour la première fois dans le Mentir-vrai.
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