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    Du texte avant le texte.
    Formes génétiques et marques énonciatives de pré-visions textualisantes

    —Irène Fenoglio,  

    La contradiction est bien entre l’écriture et l’œuvre (le Texte, lui, est un mot magnanime : il ne fait pas acception de cette différence). Je jouis continûment, sans fin, sans terme, de l'écriture comme d'une production perpétuelle, d'une dispersion inconditionnelle, d'une énergie de séduction qu'aucune défense légale du sujet que je jette sur la page ne peut plus arrêter. Mais dans notre société mercantile, il faut bien arriver à une "oeuvre" : il faut construire, c’est-à-dire terminer une marchandise. Pendant que j’écris, l’écriture est de la sorte à tout instant aplatie, banalisée, culpabilisée par l’œuvre à laquelle il lui faut bien concourir. Comment écrire, à travers tous les pièges que me tend l’image collective de l’œuvre ? — Eh bien aveuglément. A chaque instant du travail, perdu affolé et poussé, je ne puis que me dire le mot qui termine le Huit-clos de Sartre : continuons.

    Roland Barthes, « De l’écriture à l’oeuvre" in Roland Barthes par Roland Barthes, Seuil, 1975, 139.

    Pré-voir l’écriture d’un texte en l’écrivant

    Cette étude s’inscrit dans une perspective de génétique textuelle, le cadre est celui de l’ordonnancement, dans le temps, des différentes étapes du processus d’écriture. Tout y sera examiné dans l’optique chronologique d’une écriture en élaboration. La génétique du texte repose, en effet, sur l’hypothèse que toute oeuvre s’élabore dans une diachronie variable selon les auteurs et les textes et qui peut être plus ou moins définie a posteriori. L’avant-texte1, espace de travail du généticien, donne à voir les différentes étapes du travail d’écriture, les différentes versions par lesquelles un texte, finalement arrêté, est "passé". Un avant-texte est ainsi un ensemble hybride de verbal textuel, de signes graphiques divers, de semiosis complexe qui constitue l’espace privilégié où, sur la matérialité des "brouillons", les traces de l’élaboration scripturale sont observables.

    Une rapide mise au point de ce que l’on doit entendre par "manuscrits" et par "brouillon" doit être faite ici. Le manuscrit, terme générique désigne le support sur lequel est arrêté une série de métamorphoses : hésitations, reprises, repentirs, etc… Ces métamorphoses sont le fruit d’un travail psychique, cognitif et gestuel de la part de l’écrivant qui laisse des traces matérialisées graphiques de ce travail sur le manuscrit. Le brouillon est le manuscrit considéré en tant qu’ébauche d’un texte "fini" à venir. Lorsqu ce terme est employé, une perspective génétique est alors adoptée, que la personne qui l’emploie le veuille ou le sache ou non. Le brouillon est l’autre nom du manuscrit lorsque celui-ci est pris dans une démarche attentive  à un processus de textualisation.

    Concevoir, préparer, planifier, prévenir, anticiper, prévoir… comment désigner cette opération par laquelle un texte peut être initié, lancé, projeté avant que n’advienne sa production finale, avant qu’il ne soit autonome et vive sa propre vie… de texte ? C’est à l’observation de certains éléments qui caractérisent ce phénomène de pré-vision que voudrait contribuer cette étude.

    La planification consisterait à prévenir le jet scriptural. Prévenir serait le contrôler, le structurer, l’architecturer. Planifier a une fonction d’encadrement mais aussi de contrôle. Or, peu d’adeptes de l’écriture de création s’y astreignent. En revanche, pré-voir un texte à venir est inhérent à l’activité d’écriture, quelle que soit la forme que cette pré-vision prenne, quel que soit son espace d’expression.

    Ainsi, le terme "prévoir" apparaît bien comme générique de tout ce qui se passe avant le texte. Sa composante morphologique l’explicite : pré, projeter un texte à l’horizon et continuer d’en appréhender la venue, voir, voir quelque chose du texte que l’on se propose d’écrire, et, dans le sens le plus pragmatique, ne pas le lâcher du regard, ne pas lâcher du regard, tout en l’écrivant, ce qu’il devient. Prévoir l’écriture d’un texte serait, tout à la fois, l’écrire, le lire, le reprendre, le relire, le réécrire et ce de façon continue jusqu’à la production stabilisée finale.

    Si l’on exclut de notre observation ce qui se passe "dans la tête" de l’écrivant, faute de compétence et d’outils qui nous le permettraient, nous nous en tenons au matériau observable constitué de signes graphiques inscrits sur un support. Ces  signes graphiques comportent pour l’essentiel du verbal et même si le verbal est accompagné ou encadré de non verbal : tableau, schéma, dessin, organisation des blancs de mise en page, ils s’inscrivent dans du discours hors duquel ils ne pourraient être appréhendables.

    Il est clair, dans cette perspective, que notre objet d’observation n’est pas le fait d’écrire, mais écrire un texte, processus qui fait qu’à partir d’un moment donné et d’un lieu sur support, des signes graphiques s’organisent peu à peu pour aboutir, dans un plus tard extrêmement variable, à un texte stabilisé. Le texte dit "final" — de fait stabilisé — est le texte publié ou offert à publication, autrement dit offert au public, autrement dit encore, sorti de l’intimité du geste continué d’écriture.

    L’objectif paraît simple et pourtant… Lorsqu’on a l’habitude d’observer un certain nombre de manuscrits de divers écrivains, on s’aperçoit que s’il y a toujours du texte avant le texte, cet "avant-texte" prend de multiples formes dont il est bien difficile de typologiser la présentation. La fameuse distinction entre « écriture à programme » et « écriture à processus »2, si elle est heuristique, outre l’ambiguïté sur le terme "processus" qui caractérise toute élaboration textuelle quelle que soit sa "technique", n’est pas toujours applicable dans l’analyse d’un corpus. L’écriture dite « à programme » s’organise selon un programme de préparation ; elle a pour type Zola dont à peu près toutes les œuvres ont été écrites avec une préparation identique. L’écriture dite « à processus » qui s’y oppose se passerait d’étapes préparatoires et entrerait immédiatement, c’est-à-dire sans médiation préalable, dans la chair vive d’un texte se constituant par prolifération ; le type en est Proust. Cependant, hors de ces types caractérisés d’écriture, il se trouve que la plupart du temps, le texte s’écrit tout en se "préparant" et se pré-voit tout en continuant de s’écrire. Il y a, certes, des frontières plus ou moins visibles entre différentes étapes de pré-vision du texte mais jamais de frontière étanche avec le texte en devenir. Il reste donc à décrire les différentes formes de porosité et leur marque énonciative.

    Lorsqu’on est un généticien linguiste et que l’on cherche à saisir les différentes formes énonciatives dans lesquelles s’inscrivent les différentes pré-visions, préparations, planifications de l’écriture d’un texte, on retombe immanquablement sur les multiples aspects de la dimension "méta" mais on rencontre aussi des signes graphiques marques d’opérations (rature, substitution directe au traitement de texte) qui sont à interpréter dans leur économie énonciative. C’est à cette tâche que cette étude s’atèle, à partir d’exemples de divers auteurs.

    Cette étude est limitée : si elle s’appuie sur plusieurs exemples de divers auteurs, les exemples restent cependant restreints. Par ailleurs, dans la dimension de cet article il était impossible d’examiner l’ensemble de l’avant-texte évoqué, chaque fois, par des extraits partiels. Elle donne néanmoins un aperçu de formes répertoriables.

    Pour tenter de voir la façon dont se présente cette conception de l’écrire en train de se faire nous adopterons quatre point de vue : La projection d’un à écrire, la prévision d’un quoi écrire, l’élaboration d’un comment écrire, enfin l’écrire comme produisant, à son insu, son propre objet.

    I – Projet architectural : pré-vision d’un à écrire.

    Qu’écrire ? Comment un écrivain anticipe le "tout" à venir. Comment anticipe-t-il l’ensemble pour en concevoir la réalisation ?

    Au cours d’une réflexion intitulée « Ecriture et griffonnage »3 Bernard Pingaud remarque :

    « La vision de l’œuvre comme objet, comme un tout fermé sur lui-même est une vision de lecteur. “C’est toujours à partir du tout que le lecteur comprend chaque phrase, chaque cadence du récit, chaque suspension des événements ” écrit Merleau-Ponty. Lorsqu’on se place du point de vue de l’auteur, celui qui fabrique l’œuvre, la perspective apparaît quelque peu différente. J’écris un roman. J’espère qu’il formera un tout. Mais ce tout n’existe pas encore, c’est un futur qui se situe quelque part à l’horizon du travail. Le présent de l’écrivain est fait de tâtonnements permanents. »

    Ce sont ces tâtonnements qui intéressent le généticien du texte. Le généticien linguiste tente d’en repérer les formes énonciatives.

    Les architectures prévisionnelles sont à échelles variables. Certains écrivains anticipent leur travail rédactionnel par un programme de préparation totalisante. M. Borillo et J.-P. Goulette feraient entrer ce type de prévision dans ce qu’ils appellent « un modèle de processus et de conception architecturologique »4 où la démarche est a priori. Ils opposent ce modèle à un modèle analytique à démarche a posteriori, opposition qui, d’un certain point de vue, rejoint celle entre « écriture à processus » et « écriture à programme » évoquée ci-dessus.

    Voyons, comment les choses se passent chez l’auteur reconnu comme type même de cette démarche. Il est connu que l’habitus d’écriture de Zola est une planification à plusieurs niveaux. Henri Mitterrand rappelle ce que l’on trouve dans tout dossier préparatoire de Zola5 : 

    « Laissons de côté le manuscrit proprement dit, qui comporte des corrections non négligeables mais peu nombreuses et superficielles. Le dossier préparatoire répond à un dispositif à peu près immuable, dont chaque section est plus ou moins étendue selon les romans. Il comprend une Ebauche, soliloque programmatique où le romancier définit, assez rapidement, un sujet, une thématique, une histoire, des rôles, un ton ; des notes documentaires de diverses sortes, résumés d’ouvrages, informations et réflexion de reportage, notes bibliographiques, dessins ; des documents de fiction, tels que listes de noms de personnages ou de titres possibles pour l’œuvre en cours ; un plan sommaire ; deux plans détaillés ; l’un construit à un stade ancien de la préparation souvent immédiatement après l’Ebauche , et qui peut s’enrichir ou se corriger au fur et à mesure du travail de documentation et de construction, l’autre intervenant à la fin de la genèse, juste avant la rédaction, et parfois progressant parallèlement à la rédaction, chapitre après chapitre. »

    On le voit, les dernières phrases annoncent déjà la porosité entre préparation a priori et rédaction du texte. Et pourtant, il s’agit de l’écrivain programmatique modèle.

    Tenons-nous à la prévision de type macro qui peut être perçue dans la première étape d’un tel programme : une ébauche. Prenons l’ébauche de La bête humaine6 et, sur les trois premiers feuillets7 repérons le dire-architecturant.

    Je voudrais, après le Rêve, faire un roman tout autre ; d’abord dans le monde réel ; puis sans description, sans art visible, sans effort, écrit d’une plume plus courante ; du récit simplement ; et comme sujet, un drame violent à donner le cauchemar à tout Paris, quelque chose de pareil à Thérèse Raquin, avec un côté mystère, d’au-delà, quelque chose qui ait l’air de sortir de la réalité (pas d’hypnotisme, mais une force inconnue, à arranger, à trouver.) Le tout, dans une grande passion évidemment. L’amour et l’argent mêlé [sic]. Mais surtout l’amour, voir [sic] la jalousie.

    Je n’ai absolument, comme héros à employer qu’Etienne Lantier, mon Etienne de Germinal. J Il est né en 1845/6. (Election de la mère, ressemblance physique de la mère, puis du père. Hérédité de l’ivrognerie se tournant en folie homicide. Etat de crime.) Si le prends en 69/70, après les événements de Germinal, il n’a donc que 24 ans. Cela peut aller, en ne pas trop insistant sur l’âge. Il est jeune voilà tout. Il faudra tenir compte de Germinal et des idées qu’il y a réunie [sic]. Donc la partie socialiste, avec un écho. Je puis le faire entrer comme employé dans un chemin de fer, l’y affiner davantage, presque un monsieur, avec le reflet héroïque de ses aventures dans Germinal, et le rendre amoureux d’une femme d’employé supérieur, ou de magistrat, etc.

    Nous pourrions continuer : l’Ebauche de La bête humaine comporte au total 96 feuillets. Nous voyons cependant que, sur les seules trois premières pages de ce manuscrit préparatoire, tous les éléments nécessaires, et à l’élaboration d’une narration romanesque, et à l’insertion de ce nouveau roman dans un plus grand ensemble (l’ensemble de l’œuvre de l’auteur) sont présents.

    Et d’abord cette pré-vision du tout qu’évoque B. Pingaud :

    Je voudrais […] faire un roman

    Le tout dans une grande passion évidemment

    On y relève des formes énonciatives totalisantes : verbe de volonté suivi de « faire », « le tout », emploi du futur et adverbe « évidemment » qui ôtent toute possibilité de doute. Le projet d’écrire est certain. Reste à savoir qu’écrire ?

    Entrons alors à l’intérieur de cette architecture totalisante, et repérons les marques du quoi écrire

    Je voudrais, après le Rêve, faire un roman tout autre 

    quelque chose de pareil à Thérèse Raquin

    Je n’ai absolument, comme héros à employer qu’Etienne Lantier, mon Etienne de Germinal […] le faire entrer comme employé dans un chemin de ferl’y affiner davantage, presque un monsieur avec le reflet héroïque de ses aventures dans Germinal […] le rendre amoureux

    Si le prends en 69/70, après les événements de Germinal

    Il faudra tenir compte de Germinal et des idées qu’il y a réunie. Donc la partie socialiste

    Ce sont des formes verbales injonctives (je voudrais, je n’ai, le prends, il faudra) exprimant le dire du faire qu’accompagnent des éléments de contenu, eux-mêmes pris dans une réflexion sur leur spécification (roman tout autre, pareil à Thérèse Raquin, idées de Germinal, la partie socialiste…, Etienne Lantier, mon Etienne de Germinal, employé, amoureux)

    Allons plus loin et relevons, emboîtés dans l’architecture précédente, les segments relatifs à la prévision narrative :

    un roman tout autre ; d’abord dans le monde réel ; puis sans description

    un drame violent à donner le cauchemar à tout Paris…

    dans une grande passion évidemment. L’amour et l’argent mêlé [sic]. Mais surtout l’amour, voir [sic] la jalousie.

    comme héros à employer qu’Etienne Lantier, mon Etienne de Germinal

    Hérédité de l’ivrognerie se tournant en folie homicide. Etat de crime…

    la partie socialiste, avec un écho.

    Je puis le faire entrer comme employé dans un chemin de fer…

    le rendre amoureux d’une femme d’employé supérieur, ou de magistrat, etc

    A ce niveau, la plupart des segments relevés constituent des "compléments". Les autres sont des phrases dites "nominales" sans verbes actifs : ainsi sont projetés l’ambiance et le ton du roman à venir.

    Enfin, relevons les indications relatives au comment écrire :

    du récit simplement

    sans art visible, sans effort

    écrit d’une plume plus courante

    L’Ebauche, on le voit, se présente comme une parole mentale adressée par l’écrivain à lui-même à travers sa verbalisation écrite. Trois positions d’énonciation apparaissent nettement : faire/écrire un roman : projet/programme cadrant ; écrire le projet lui-même et s’interroger sur les possibilités relatives à ce roman-là ; enfin, écrire déjà, à l’intérieur des trames potentielles de récits. Tous les éléments de ces mouvements de pensée se distribuent en deux ensembles de formes, celles relatives au dire du faire et celles relatives au dire de l’écrire. Le dire du faire est marqué par les verbes de volonté : Je voudrais, le prends, Il faudra. L’architecte doit affirmer son projet. Le dire de l’écrire se marque essentiellement par des phrases nominales, sans verbes soit des verbes peu prescritifs : Je puis. Le dire de l’écrire doit demeurer ouvert de toutes les potentialités : la liste se précise mais elle reste ouverte.

    II- La recherche du titre : un cadrage signifiant.

    Titre et nom d’auteur encadrent au sens propre du terme une œuvre ou un texte. Si le nom de l’auteur est acquis préalablement à l’écriture, le titre lui, fait partie intégrante du texte et son énonciation, qu’elle se situe en amont ou en aval de l’élaboration textuelle, fait partie tout aussi intégrante du processus d’écriture.

    Il existe toutes sortes de possibilités, certes, mais à entendre les écrivains, il y en a essentiellement deux : soit le titre est là d’emblée et c’est lui qui pousse le texte devant lui afin que celui-ci le rejoigne, soit il est recherché, testé. L’observation de divers corpus fait apparaître que la recherche d’un titre se présente souvent comme une opération de listage où s’énonce, la plupart du temps, un paradigme associatif soit lexical, soit de locution.

    — Nancy Huston avait le projet d’écrire un livre avec une photographe8. Elle profite d’un voyage et d’un cahier dont on lui a fait cadeau (et dont le nombre de pages correspondait au format demandé pour pré-voir l’écriture de son texte. Voici l’image de la première page écrite du cahier :

    A l’origine, le livre devait porter deux titres correspondants aux deux parties : texte et série de photographies de nouveaux nés au moment de leur naissance ; d’où le titre de V. Winckler « La première heure » pour la partie photographies, titre posé et non corrigé. Le titre définitif de l’ouvrage sera Visages de l’aube9et il sera le titre unique d’un livre qui conservera ses deux parties. La recherche visible sur le brouillon, ne concerne donc, au départ que le titre du texte de N Huston :

    Le premier repentir entraîne la rature du nom d’auteur. Le titre est retenté plus bas sur la feuille et passe par deux tentatives nouvelles. D’un déictique de personne : Cet être-là on passe à un nom abstrait qualifiant du narratif : L’Inhumainpour aboutir provisoirement à une expression désignante : Les visages de la nuitqui deviendra : Visages de l’aube, titre unique, métaphorique, conjoignant les deux parties du livre. Le titre s’exerce alors en jouant toute la potentialité des mots qui le composent : titre précis et ambigü à la fois.

    La dédicace « A Martina » qui est le nom vers lequel est orienté le texte mais qui aussi attire le texte (et qui est très vraisemblablement le référent de « cet être-là ») sera maintenue malgré sa rature, une rature différente des ratures en vagues qui éliminent successivement les titres non retenus. De fait, la dédicace est simplement déplacée à l’ouverture du texte.

    Ce qui fait lien entre ces ébauches du brouillon et le titre final est le mot « visage » : trouvé dans le tâtonnement, il se maintient et traverse tout le processus d’écriture pour s’imposer en titre, il pré-voit la communauté du titre aux deux parties et anticipe sur le récit.

    — Le titre de l’autobiographie d’Althusser10 semble avoir été cherché dès le début. La première version de cette autobiographie, écrite en deux temps, est dactylographiée et s’ouvre ainsi :

    L. Althusser

    Les faits.

    et le début du texte suit sur la première page.

    La seconde version, écrite dix ans après et surtout après le meurtre qui a fait basculer la vie d’Althusser11, s’ouvre d’une tout autre façon, il s’agit d’un feuillet écrit à la main qui se présente (en transcription) de la façon suivante :

    12

    Ce qui donne en transcription :

    Louis Althusser

    L’avenir dure longtemps

    ____________________

    (brève (histoire d’un meurtrier))

     [D’une nuit l’aube]

    L’examen du manuscrit ne nous permet pas de saisir l’ordre chronologique d’écriture. Cependant il est clair que le titre le plus travaillé est le titre central sur l’espace de la page et le moins métaphorique sur le plan sémantique. Or, cette proposition surinvestie du point de vue des repentirs scripturaires donne directement et brutalement l’objet du livre qui sera explicité dans l’avant-propos : revenir sur le non-lieu dont a bénéficié Althusser (l’auteur et le meurtrier à la fois) pour tenter de dire quelque chose sur cet événement.

    La réflexion sur le titre anticipe le texte : le titre finalement stabilisé est celui qui permet d’ouvrir la page à l’écriture : au lieu de tout dire d’emblée (le meurtre, la mort, la nuit) il autorise l’auteur à prendre le temps d’écrire et pré-voit le livre à venir.

    Relisons Saussure lorsqu’il définit « les rapports et les différences entre termes linguistiques [qui] se déroulent dans deux sphères distinctes dont chacune est génératrice d’un certain ordre de valeurs », les deux sphères de l’ordre syntagmatique et de l’ordre associatif qu’il définit ainsi :

    « …en dehors du discours, les mots offrant quelque chose de commun s’associent dans la mémoire, et il se forme ainsi des groupes au sein desquels règnent des rapports très divers. […] ces coordinations n’ont pas pour support l’étendue ; leur siège est dans le cerveau ; elles font partie de ce trésor intérieur qui constitue la langue chez chaque individu. »

    Il ajoute que deux caractères marquent toute série associative : « ordre indéterminé et nombre indéfini »13.

    Ce rappel pour insister sur le fait que s’engager dans l’écriture d’un texte, l’encadrer et le pré-voir, ne se tient pas en dehors du fonctionnement "normal" de la langue.

    Donner un titre à une œuvre est une opération signifiante. Le titre devient en effet, très vite le représentant d’un texte, il devient, au sens lacanien, son signifiant : mis pour et la représentant dans un vouloir dire explicite ou implicite. En ce sens, il n’est pas étonnant que sa recherche se présente le plus souvent sous forme de liste, c’est-à-dire sous forme d’un paradigme associatif.

    Nous n’aurons pas la possibilité d’analyser les deux exemples qui suivent mais il témoignent de ce cadrage avant-textuel sous forme de paradigme associatif

    — Liste du brouillon correspondant à la recherche du titre du roman d’Andrée Chedid Lucy. La femme verticale14.

    La liste associative laisse apparaître deux signifiants focalisateurs verbalisés de différentes façon  : femme et marche qui tisseront leurs fils conducteurs jusqu’au sous-titre final, trouvé dès ce brouillon « La femme verticale »

    — la dimension du présent article ne permet pas de reprendre la longue liste de titres que Zola a testé pour La bête humaine ; elle s’étend sur pas moins d’une suite de huit folios (f° 297 à 304)

    — L’analyse du dossier génétique complet d’un conte de Pascal Quignard15 fait apparaître la substitution d’un titre initial par un autre en cours d’écriture. Ce conte de deux pages finales a été écrit en 17 mois et a donné lieu à 13 versions. Le conte s’intitule à l’origine, dès la première version, Bernon l’enfant. Six mois après, à la version 6, le titre change et devient Fête des Chants du Marais. Le manuscrit de ce conte est constitué de sorties papier de traitement de texte, corrigées, chaque fois à la main. A aucun moment le titre initial n’est raturé, il y a donc substitution immédiate à l’ordinateur d’un nom de personne Bernon suivi de son épithète, à un nom de fête : Fête des Chants du Marais dont tous les termes lexicaux portent une majuscule, ce qui n’est pas l’usage en français.

    Quignard a peu l’habitude pour ses textes de fiction16 d’indiquer un nom propre. Ses œuvres portent plutôt des titres qui désignent des objets théoriques (Petits traités, Rhétorique spéculative…) ou des objets abstraits (Le vœu de silence, La haine de la musique, Le sexe et l’effroi…)17

    L’usage du traitement de texte occulte une éventuelle rature, voire un listage. Mais la substitution "invisible" à l’ordinateur est bien énonciativement du même ordre que le choix par rature successive sur une liste. Quignard substitue une suite narrative : « fête des chants du marais » à la désignation d’une personne « Bernon l’enfant ». Or le segment « fête des Chants du Marais » intervient dans le texte, dès la première version, ne sera ni modifié ni déplacé durant les treize versions et constitue le point d’articulation central de la narration.

    Huit versions suivent ce changement de titre qui indique un plus grand investissement narratif. Le titre nouveau et qui restera définitif joue le rôle d’encadrement, il constitue à lui tout seul une méta-narration qui prévient l’ensemble du texte et structure sa composition autour de son énoncé.

    A ces deux premiers niveaux d’encadrement avant-textuel, nous voyons que tout ce qui constitue le méta-œuvre se conjugue, déjà, à du méta-narratif. Le narratif qu’il vienne de notes, d’une ébauche, d’un titre signifiant est déjà du texte ; le méta qui l’encadre va faire lien avec le texte final essentiellement par du lexique : mots, noms ou expressions qui se retrouveront tissés dans la narration textualisée.

    Où cette dimension méta trouve-t-elle son origine ? Un élément de réponse essentiel se trouve explicité par Benveniste :

    « Ce qui en général caractérise l’énonciation est l’accentuation de la relation discursive au partenaire, que celui-ci soit réel ou imaginé, individuel ou collectif. […] le "monologue" est un dialogue intériorisé, formulé en "langage intérieur", entre un moi locuteur et un moi écouteur. Parfois le moi locuteur est seul à parler ; le moi écouteur reste néanmoins présent […]. Parfois aussi le moi écouteur intervient par une objection, une question un doute, une insulte. […] tantôt le moi écouteur se substitue au moi locuteur et s’énonce donc comme "première personne" ; […] Tantôt le moi écouteur interpelle à la "deuxième personne" le moi locuteur [...] Il y aurait une intéressante typologie de ces relations à établir »18

    L’écrivain, en effet, lorsqu’il n’est pas pris dans le geste d’écriture incontrôlable du jet rédactionnel, est en situation de dialogue avec lui-même et d’évaluateur de son propre projet. L’écrivain directeur de projet, architecte du tout à venir discute avec l’écrivant, voire entre en conflit avec le réalisateur de l’écriture qui rature, reprend, suspend avant d’entrer dans le vif rédactionnel. Mais l’objet de la discussion reste présent et se configure au fur et à mesure que le réalisateur prend le pas, en écrivant, sur le directeur de projet, comme si la matérialité de l’écriture effective, l’énoncé en cours de constitution structurait l’écrivain lui-même et l’engageait dans sa course.

    III – Pré-vision d’un quoi écrire : le matériau narratif.

    Préparation du thème

    Pascal Quignard a initié nombre de ses œuvres à partir d’une référence ancienne : un texte attesté mais inconnu, un auteur oublié, une autre langue à traduire (en particulier le grec et le latin) avant d’élaborer une fiction ; les exemples sont nombreux, notamment pour les contes ou les textes qui composent ses Petits Traités. Un texte exemplaire de ce type de procédés est Albucius19 : le procédé lui-même est inclus dans la narration publiée. La fiction est "préparée" par la lecture des Anciens, la narration est anticipée par la traduction de textes antérieurs oubliés et cette "initiation" se trouve immédiatement prise, sans planification, dans fiction textuelle. Voici ce qu’écrit Quignard dans "l’Avertissement" à Albucius, donc hors du texte lui-même :

    « Caius Albucius Silus a existé. Ses déclamations aussi. J’ai inventé le nid où je l’ai fourré et où il a pris un peu de tiédeur, de petite vie, de rhumatismes, de salade, de tristesse. Ce fantôme y a peut-être gagné quelques couleurs et des plaisirs, et peut-être même de la mort. J’ai aimé ce monde ou les romans que son défaut invente. »

    et voici un passage du tout début du texte, où l’on voit la façon dont l’origine thématique exogène de l’œuvre fictionnelle tisse texte ancien et traduction dans sa textualisation :

    « C’étaient les années trente. L’homme était inquiet. C’est dire, dans cette langue devenue très ancienne, qu’il comptait parmi les êtres qui ont peur de la tranquillité, de l’appel de la "requies" posthume. […] Mot singulier que ce mot romain de "quies", capable de définir à la fois la relâche, le sommeil et la mort. Dans notre langue (outre la marque déposée d’une fabrique misérable de silence artificiel et agglutinatif) le mot a donné "quitte" et il a donné "coi" : brusques adjectifs presque périmés. […] ainsi la vie d’Albucius Silus a-t-elle été qualifiée par Annaeus Seneca […] de "longa inquietato". Longue agitation dans la peur. Mais ce sont des calembours. Les romains aimaient beaucoup qu’on jouît des mots de la langue ordinaire. »20

    L’exercice de traduction et le travail sur les mots de la langue dont on est bien obligé de penser qu’il ont été faits avant la rédaction, deviennent le matériau même de l’énonciation fictionnelle.

    Nous pouvons observer le même procédé, dans l’atelier de l’écrivain, sur un manuscrit encore inédit. Un seul exemple pris au tout début de la mise en écriture explicite ce processus remarqué dans le texte publié d’Albucius.

    Transcription linéaire des toutes premières notes manuscrites : traduction du grec d’un texte d’Apollonios (la suite du manuscrit reprend de nombreuses expressions directement en grec).

    Dans Apollonios Boutès apparaît deux fois

    En I, 95

    Il vient d’Attique. Il est le fils de Téléon.

    En IV, 912    un bon vent <zephiros> emporte le navire – la voile est fermement tendue sur les drisses de la vergue. On approche de l’île des femmes-oiseaux Scirènes – leur "voix de lis" les attire les Argonautes ; ils s’apprêtent à  jeter les amarres sur la grève qd Orphée tend <avec force> sa cythare bistonienne et invente un contre – chant rapide, rythmique, afin de brouiller l’appel des Scirènes

    Voici maintenant le tout début du texte définitif21 – après vingt versions successives :

    « On a lâché les rames. La voile est fermement tendue sur les drisses de la vergue. Un vent rapide emporte le navire. On approche de l’île des Femmes-oiseaux qui sont nommées aussi sirènes. Apollonios dit que brusquement une voix leiron – une voix de lis – attire les Argonautes. »

    La préparation : notes de lectures et traduction effectuée par l’écrivain est textualisée en récit et devient texte.

    Antériorité du contenu

    — En 2002, une exposition avait couvert tout un mur de l’espace Beaubourg avec les fiches de Roland Barthes22. Les fameuses fiches dont Barthes ne s’est jamais départi et qui font pleinement partie de son habitus d’écriture.

    Lors de l’étude du corpus relatif à son article "Flaubert et la phrase"23, la fonction des fiches dans le processus d’écriture de Barthes a été découverte dans toute sa subtilité : l’auteur établit des fiches sont systématiquement faites par Barthes au cours de ses lectures et réflexions diverses et portent diverses vignettes thématiques de façon à pouvoir être utilisées ensuite pour diverses rédactions de textes.

    Voici la transcription de la fiche 21 où après la vignette « Flaubert » plusieurs sous-vignettes apparaissent sous forme lexicale : Récit, écriture, dispositio, langage.

    Flaubert

    Récit / écriture72

    Dispositiolangage

    (21)

    [Mme Bovary. ch VIII]

    J’ai à faire une narration ; or

    le récit est une chose qui m’est

    très fastidieuse. Il faut que je

    mette mon héroïne ds un bal.

    Puis le fragment du manuscrit de Flaubert et la phrase24 où est mentionné le renvoi à la fiche suivi de sa transcription:

    — d’où la "géographie" très particulière des problèmes techniques de Fl

    - Désintérêt pour la dispositio (ce qui ne veut pas dire qu’il ne la travaille pas : mais ce n’est pas « névrotisée », sacralisée par la souffrance essentielle : c’est simplement « ennuyeux » : la narration (21). D’où peut-être le "structuralisme" particulier de Flaubert : du "temps" non de "l’intrigue" : discours indiciel, plus que "fonctionnel" : espace de style, non espace d’action (22)

    Enfin, le passage du tapuscrit correspondant :

    C’est enfin la distribution très particulière des

    Tâches techniques assignées par l’élaboration d’un roman ; la

    rhétorique classique mettait au premier plan les problèmes de

    la dispositio, ou ordre des parties du discours (qu’il ne

    faut pas confondre avec la compositio, ou ordre des éléments

    intérieurs à la phrase); Flaubert semble s’en

    désintéresser ; il ne néglige pas les tâches propres à la

    narration10, mais ces tâches, visiblement, n’ont qu’un lien

    lâche avec son projet essentiel : composer son ouvrage ou tel

    de ses épisodes, ce n’est pas "atroce", mais simplement "fastidieux"11.

    _____________________________________

    11« J’ai à faire une narration ; or le récit est une chose qui m’est très fastidieuse. Il faut que je mette mon héroïne dans un bal. » (1852, op. cit

    ., p.72)

    Le texte final de l’article publié dans Word n’enregistre aucune modification par rapport au tapuscrit :

    « C’est enfin la distribution très particulière des tâches techniques assignées par l’élaboration d’un roman ; la rhétorique classique mettait au premier plan les problèmes de la dispositio, ou ordre des parties du discours (qu’il ne faut pas confondre avec la compositio, ou ordre des éléments intérieurs à la phrase) ; Flaubert semble s’en désintéresser ; il ne néglige pas les tâches propres à la narration, mais ces tâches, visiblement, n’ont qu’un lien lâche avec son projet essentiel : composer son ouvrage ou tel de ses épisodes, ce n’est pas “atroce”, mais simplement “fastidieux”.11

    11 “J’ai à faire une narration ; or le récit est une chose qui m’est très fastidieuse. Il faut que je mette mon héroïne dans un bal” (1852, op. cit., p.72). »25

    Dans ce parcours, il est visible que si une modification du discours s’opère entre le manuscrit et le tapuscrit, en revanche, l’utilisation de la fiche reste stable.

    Or, l’élaboration de la fiche n’a pas été faite « en vue de » l’écriture de ce texte. Elle fait partie, comme nous l’avons vu d’un habitus de travail de l’écrivain. Mais une fois renvoyé à ce préalable général qui joue, à ce moment-là, dans le moment de la rédaction de cet article, le rôle de notes préparatoires, l’énoncé-citation de la fiche, non seulement est repris tel quel en note, mais il vient nourrir la verbalisation de la réflexion dans le texte.

    On le voit, nous ne pouvons parler ni de "préparation" à proprement parler de l’écriture, ni de "planification", cependant il y a bien du texte repéré avant la mise en acte de l’écriture créative et réinjecté sous diverses formes dans le texte en devenir pour publication.

    Les noms

    Si nous nous reportons à la première page du manuscrit de Nancy Huston, reproduite plus haut, nous trouvons la liste suivante :

    Marion

    Tina

    Magali   Lise

    Pauline

    Justine

    De très nombreux auteurs procèdent ainsi par paradigmatique de recherche. Tous ces prénoms projetés par N. Huston seront barrés par une croix de Saint-André, mais pourquoi Magali a-t-il été le seul barré et le seul remplacé par Lise ? On ne le saura pas. En revanche on saura que Lise s’approche du prénom qui se retrouvera, définitif, dans le texte publié : Lys

    On voit bien là, que la chaîne associative qui envisage le texte à venir commence à l’écrire : Lys est déjà dans Lise.

    Noms et chronologie

    Voici un arbre généalogique concernant des personnages d’un roman de Bernard Pingaud26, comme nous en retrouvons parfois dans des avant-textes. Il est clair, ici que nous pouvons parler de "préparation".

    Or, cet arbre est lui-même préparé par des notes antérieures et plus tâtonnantes :

    On voit que le passage des notes à l’arbre généalogique permet de fixer la date de naissance de Léa. Les notes planifient les âges selon la chronologie utile au roman. L’arbre intègre cette planification par personnage à l’ensemble de l’univers du roman.

    L’extrait du brouillon qui suit donne à voir comment, après cette préparation, planification, l’écriture, toujours à l’intérieur de notes planifiantes commence à se textualiser :

    au niveau du numéro 3 inscrit en marge sur le manuscrit on peut lire :

    3 Léa et la soupière

    Parfois en rentrant endormie sur canapé, le bras pendant.

    le livre qu’elle lisait par terre.

    Nous ne pouvons, malheureusement, suivre la totalité du parcours mais il est clair que le cadrage des prénoms dans leurs dates permet l’inscription narrative des éléments d’énoncé, libres encore de situation énonciative ; ils sont posés en attente d’une rédaction situante : « Parfois en rentrant » prendra place dans une chronologie rédactionnelle et permettra l’énonciation textualisante. Dans l’avant-texte, « Parfois » n’est qu’un adverbe hors diachronie, dans la rédaction, il sera probablement gardé mais sera déictisé.

    IV- Pré-vision d’un comment écrire

    Cet aspect de la phase avant-textuelle de l’écriture n’est pas toujours distinguable de l’aspect exposé précédemment concernant le quoi écrire. Deux exemples nous permettront cependant de montrer la distinction et d’expliciter, du même coup l’utilisation, par l’écrivain de ressources sémiotiques extra verbales aussi bien que des instruments d’écriture.

    Supports théoriques et anticipation d’une difficulté d’écriture

    Dans le manuscrit de L’avenir dure longtemps, plusieurs pages font apparaître un support de notes théoriques à la rédaction narrative. La situation de dialogue entre le directeur du projet d’écriture et l’écrivain se matérialise par l’utilisation du recto/verso27 :

    28

    Il est très facile de se rendre compte que le verso précède, dans le processus d’écriture, le recto.

    Voici la transcription (reproduisant abréviations et fautes éventuelles de l’auteur) du verso :

    pas le peu évtciel mais ce qui se dégage c invariants universels

    découvert « de te fabula narratur » pr tt lecteur

    cf Freud 1 cas, 1 casuistique raconter l’evt personnel ≈ rien

    n’est familial pr [ill.] mais s’en dégager invariants universels

    processus s’il y a ceci cela pouvait se produire

    que je reprenne hist-processus en main signifie le changt

    mon hist | m’a été derobée par vol-viol

    propos des médecins c’est un vol-viol

    les propos seront expropriés et je fais moi m l’acte d’être qui

    me permet de dire ce qui s’est passé et comment et d’en dégager les

    grands invariants.

    Retourner ds mes propres appts intérieurs = repr possession soi

    Sp = j’ai repris certaine liberté de mvt (corps) liberté a pu s’épanouir

    ds le texte que nous [ill.]

    removens prolibens analyse

    - économie libidinale remodelée en moi et par moi

    plus le corps a de lcommeberté de mt + l’intellect en tant que

    potentia intellectus peut s’exercer

    - ça bouge av le ça – restruct de l’écon. libidinale

    deplact

    Il n’est pas très difficile de repérer comment les notes réflexives du verso imprègnent la suite rédactionnelle du tapuscrit par des éléments lexicaux comme « corps », «vol ou viol» ; ils sont repris dans un récit subjectif où le support théorique qui a permis de les réfléchir sur le brouillon a disparu de ce qui est en train de devenir le texte.

    Ici, on le voit, dans l’interaction dialogique propre au processus scripturaire, l’architecte-philosophe et penseur propose ses réflexions-instructions à l’écrivain autobiographe.

    Quel rôle, dans l’élaboration de l’écriture en continu de l’autobiographie, joue la semiosis du recto-verso ? Il ne s’agit pas, là encore, de "planification" mais de pré-vision en tout cas : le verso s’offre comme un support de réflexion où l’écrivain fiatle point en énonçant une argumentation théorique. Il devient ainsi pour l’écrivain rédactionnel, un document de référence et de préparation qui autorise la narration intime au recto et son argumentation personnalisée.

    IV – Ecrire le texte à son insu

    Evénement scriptural récupéré en fiction

    L’exemple suivant est extrait d’un manuscrit de Nancy Huston appartenant au brouillon déjà cité plus haut de Visages de l’aube 29

    L’observation du manuscrit et son analyse30 font apparaître que la première occurrence du mot "morte" barrée est barrée par le scripteur, la rature se fait dans la ligne, la réécriture est ponctuée par un point et un soulignement : même mouvement d’écriture entre graphie, puis rature, puis re-graphie de ce mot fatidique. Puis, le personnage (que l’écrivant est en train de créer par l’intermédiaire de son narrateur fictif) vient à la rencontre de l’écrivain en acte d’écrire. La fiction vient happer cette hésitation pour la récupérer dans son récit au compte du personnage. L’écrivain en train d’écrire la difficulté à écrire le mot « morte » (rature et réitération du mot) propose sa propre hésitation au narrateur fictif qui va le textualiser en l’offrant à son personnage.

    Voici ce que l’énoncé publié va retenir :

    Si l’on déplie en transcrivant ce qui se passe sur le brouillon et qu’on le compare à l’énoncé final on voit comment cet événement graphique a anticipé le texte final et même comment il servi de "préparation", de rumination.

    Brouillon

    Texte publié

    C’est moi qui l’ai vue la première, Robin, <à sa naissance> et c’est moi qui l’ai trouvée. morte morte.

    Elle n’arrive pas à ajouter le mot elle ajoute, <rature>, dans sa tête, le mot <de> "morte" – l’ai trouvée morte <suffit> - puis la rature <le remet, le rature>, encore, ce n’est pas nécessaire, c’est clair, il a compris, j’ai déjà dit qu’elle était morte ; <elle> le remet

    C’est moi qui l’ai vue la première, robin, à sa naissance, et c’est moi qui l’ai trouvée morte.

    Elle rature, dans sa tête, le mot de morte ; l’ai trouvée suffit – puis le remet, le rature encore, ce n’est pas nécessaire, c’est clair, il a compris, j’ai déjà dit qu’elle était morte, le remet.

    6 mentions du mot "morte"

    4 + 1 énonciation d’ajouts

    3 énonciations de rature

    3 mentions du mot "morte"

    2 énonciations d’ajouts

    2 énonciations de ratures

    Le mot "morte" est balancé entre son refoulement par le sujet scripteur (écrivain écrivant) qui accomplit le geste d’écriture sur le manuscrit et l’énonciation du narrateur dans la fiction du texte. Le surinvestissement inconscient dont la trace expose une prévision souterraine et insue contamine, en quelque sorte, par endémie, l’espace textuel qui est en train de se constituer à sa suite.

    Lapsus et événement d’énonciation inscrit jusque dans le texte final 

    Un "passage" de L'avenir dure longtemps d’Althusser31laisse apparaître jusque dans le texte final une incongruité syntaxique. Lisons le passage sous sa forme imprimée :

    « En 1930, j’avais alors douze ans, mon père est nommé par sa banque à Marseille, fondé de pouvoir. Nous nous installons au 38 de la rue Sébastopol, quartier des Quatre-Chemins, et tout naturellement je suis inscrit au lycée Saint-Charles, qui n’est pas très loin. Louis, Charles, Simone : il est décidément des noms qui sont des “ destins ”, comme le dit Spinoza dans son traité de grammaire hébraïque. Spinoza !

    A la maison, toujours la même vie : complètement solitaire. Au lycée l’aventure se poursuit. En cinquième, où j’entre, je fais mon trou dans la classe, suis vite parmi les premiers, toujours aussi sage et studieux. Toute ma vie se passe entre le lycée (beau, bien que vétuste, mais dominant d'un côté la ville) et de l'autre, les voies du chemin de fer conduisant à la grande gare terminus : Saint-Charles. J'ai toujours adoré les gares "terminus" où les trains s'arrêtent – car ils ne peuvent aller plus loin – sur d'énormes butoirs. ”

    Les segments souligné en gras font apparaître une phrase incontestablement bancale. Cela est repérable à la première lecture. En effet, « d’un côté [...] et de l’autre... » qui se correspondent sémantiquement sont pourtant séparés par une fermeture de parenthèse. Par ailleurs, « ...entre le lycée... » reste suspendu à une suite absente : entre le lycée et quoi ? Deux "erreurs" donc : d’une part, la parenthèse fermante n’est pas à sa place : en bonne logique syntaxique elle devrait se trouver après « Saint-Charles », avant le point (elle poserait cependant un autre problème puisque la phrase qui suit – qui n’est pas entre parenthèse – serait sémantiquement lié à un élément précédent mis entre parenthèse : « la gare terminus ») ; d’autre part, la troncation de la préposition de relation "entre le ...[et le...]" inscrit un inachèvement de la proposition et impose à la phrase un suspens.

    Reportons-nous aux trois versions du manuscrit de L’avenir dure longtemps correspondant à ce passage. En voici les transcriptions

    1ère version, page tapuscrite inachevée placée par les archivistes de l’IMEC à la fin du dossier de L’avenir dure longtemps.

    En 1930, j’avais alors 12 ans, mon père est déplacé par sa banque d’Alger à Marseille : fondé de pouvoir. Encore un déménagement et les plaintes douloureuses de ma mère. nous no s installames au 38 de la rue de sébastopol, dans le quariter des quatre Chemins, et tout naturellement je fus inscrit en cinquième au Lycée saint Charles (encore u n Cahrmes...) qui n’était pas loin.

    2ème version, 55 (début du chap. VIII).

    En 1930, j'avais alors 12 ans, mon père est nommé par sa banque à Marseille, fondé de pouvoir. Nous nous installons <,rue Sebastopol, 38> dans le quartier des Chartreux q/Quatre c/Chemins, et tout naturellement je suis inscrit au Lycée St Charles qui n'est pas très loin : en cinquième.

    A la maison, toujours la même vie. Mais U/a lu/ycée l'aventure se poursuit. Je fais mon trou dans la classe, suis vite parmi les premiers puis le premier, toujours aussi sage et studieux. Toute ma vie se passe entre le beau lycée St Charles (beau bien que très vétuste, mais dominant la d'un côté la ville, et de l'autre les voies de chemin de fer conduisant à la gare de Marseille.)Etd/Donnant côté voie, il y a le terrain de gymnastique. L'intérêt de la <cette> gymnastique, mais très vite le prof s'éclipse et on joue au foot.

    3ème version,  58

    En 1930, j'avais alors 12 ans, mon père est nommé par sa banque à Marseille, fondé de pouvoir. Nous nous installons au 38 de la rue Sébastopol, quar/quartier des qau/quatre Chemins, et tout naturellement je suis inscrit au Lycée Sa/int Charles, qui n'est pas très loin. Louis, Cr/hales/rles, Simone : il est décidément des noms qui sont des "destins"./, comme le dit Spinoza dans son traité de grammaire hébraïque. Spinoza !

    A la maisob/n toujours la même vie : complètement solitaire. Z/Aau lycée l'aventure se poursuit. En cu/inquième, où j'entre, je fais mon trou dans la classe, suis vite parmi les prr/emiers, toujours aussi sage et studui/ieux. toute ma vie se passe entre le Lycée (beu/au bien que vétuste mais dominant d'un côté la ville et de l'autre les voies du ceh/hemin de fer conduisant à la grande gare terminus : Saint Car/harles./<<(/J'ai toujours adoré les gares "terminus" où les trains s'arrêtent –car ils ne peuvent pas aller plus loin- sur d'énormes butoirs.)>> Donnant côté vois/e, il y a un terrain de gymnastique. L'intérêt de cette gymnastique est qu'on y fait peu de mouvements, mais que très vite le prof. s'arrète et nous laisse jouer au foot.

    L’analyse comparée de ces trois versions met en relief trois paramètres : la stabilité du suspens de la phrase, l’instabilité de la parenthèse fermante, la récurrence d’un accident graphique lors de l’écriture du nom “ Charles ”.

    La stabilité du suspens est maintenue par la troncation répétée de la préposition «"entre le…" En effet, dans les versions 2 et 3 où elle apparaît, la préposition "entre" reste tronquée et inscrit une absence :  entre quelque chose et ... rien. Cette absence du second élément normalement attendu affirme d’autant plus massivement le premier élément de cette préposition de relation. Plus de relation, plus de lieu circonscrit mais une seule "extrémité" qui s’impose. Cette absence d’espace déterminé est cependant encadrée – à l’intérieur de la parenthèse – par deux édifices nommés Saint-Charles. Dans la première version, le lycée est seul nommé, dans la seconde, le lycée est nommé, la gare est présente mais non nommée, dans la troisième version, le lycée n’est plus nommé, mais la gare, nommée, est qualifiée : c’est un terminus.

    Le nom propre – Charles – se déplace ainsi d’un édifice à l’autre, du Lycée à la gare. Le lieu, lui, n’est pas circonscrit, l’espace de "sa vie" bute, s’arrête sur un nom.

    L’instabilité de la parenthèse fermante est le paramètre le plus visible à la première lecture. De fait, ce sont les éditeurs qui ont ajouté la parenthèse fermante, manquante dans la troisème version. Mais ils n’ont pas retenu sa position dans la version 2 où elle est correctement placée.

    Cet oubli puis ce déplacement d’une parenthèse fermante n’est pas le plus gênant syntaxiquement. Mais il est d’une grande force : la parenthèse s’ouvre dans les deux versions concernées après « le lycée » pour détailler la façon dont le lycée domine et la ville et la gare terminus-butoir. L’instabilité de la parenthèse attire le lecteur vers le "dominant", le lycée, qui fait ainsi écran tout en pointant un espace qui n’aura jamais d’autre extrémité.

    L’instabilité de la parenthèse confirme la stabilité du suspens, c’est-à-dire la troncation, le rétrécissement symbolique de l’espace.

    Les accidents graphiques répétés sur le signifiant "Charles" indiquent un lieu scriptural surinvesti. Charles est le prénom du père d’Althusser. A de nombreuses de ses occurrences – et ce dans l’ensemble du corpus – Althusser bute pour l'écrire. Dans la première version, on trouve « Cahrmes » non corrigé ; cet échec à écrire "Charles" qui vient d’être correctement écrit lorsqu’il s’agit de la gare intervient lorsque c’est le prénom et seulement le prénom qui est invoqué. Dans la deuxième version, le nom est écrit correctement. Ici, sur trois occurrences fautives, trois façons différentes d’accidenter le nom apparaissent : c’est bien l’accident qui est récurrent et non une mauvaise habitude dactyle.

    Aucun commentaire n’est ici nécessaire, il suffit de citer l’auteur qui, après avoir buté sur ce signifiant-prénom, ajoute manuscritement, lors d’une relecture, en s’autorisant de Spinoza, que le prénom est un « destin » !

    Althusser dirait, en quelque sorte, ici, en marques énonciatives, marques de paroles singulières rompant un discours descriptif : toute ma vie se passe entre "l'école" (le lycée) et un lieu butoir, espace suspendu, sans définition mais stoppé et stoppant : (Saint-)Charles. Il s’inscrit en marques singulières d’oubli linguistique, de suspension énonciative, et en surdétermination nominative : un no man's land à la fois buté, terminé et originaire. L'espace et le temps arrêtés, se rejoindraient là, à "Saint Charles" et ce serait "toute sa vie".

    Cet exemple montre comment l’avant-texte peut, tout en le préparant, venir perturber un texte final. Ici, certes le cas est particulier puisque l’édition est posthume, mais il n’est pas sûr que la révision par l’auteur aurait changé quelque chose à cette intrication.

    Conclusion

    L’opposition écriture à programme / écriture à processus, si elle est stimulante ne suffit pas à rendre compte de tout ce qui se passe avant que le texte final ne soit définitivement produit. La répartition en étapes préparatoires d’écriture modélisées : « phases pré-rédactionnelles, rédactionnelles, pré-éditoriales, éditoriales, telles que les définit P.-M. de Biasi32, si elles constituent une très utile hypothèse de travail pour constituer un dossier génétique ne rend pas compte de la textualisation toujours déjà effective, pour une part, au sein même d’une décision préparatoire.

    La prise en compte du point de vue linguistique et énonciatif ouvre d’autres perspectives. S’accrocher, dans l’observation des manuscrits, aux formes linguistiques et énonciatives par lesquelles se "prépare" un texte évite de verser dans une intentionnalité téléologique ou, rétrospectivement, l’observateur cherche et donc trouve des lois de planification. La diachronie n’implique pas automatiquement une finalité explicitée.

    Il y a homogénéité du système verbal écrit que l’on soit dans l’avant-texte ou dans le texte. L’hétérogénéité se marque en énonciations méta entre l’annonce de l’écrire, le dit projeté (par un dire méta) et le dit final effectif. L’hétérogénéité n’est donc que de statut entre la méta-textualisation et la textualisation aboutie en texte et qui est plus apparent, on peut le supposer, pour le généticien que pour l’écrivain en train d’écrire.

    Nancy Huston dans Dolce agonia33 entérine en quelque sorte ce phémonène. Dans ce roman, en effet, la planification textuelle est intégrée au texte final. Une planification moins artificielle que déplacée d’un avant-texte à l’intérieur de l’œuvre elle-même qui expose combien le processus d’écriture fait feu de tout bois, combien il est à la fois extrêmement complexe et limpide : il s’expose, se récupère, change de statut et se lit…au fil du texte.

    Le "brouillon", comme toute note préparatoire, comme toute projection d’un écrire à venir génère déjà du texte. Projeter, préparer, pré-voir un texte ? Plutôt chercher le texte tout en l’écrivant. L’observation de divers avant-textes nous montre que l’œuvre, autrement dit le texte acceptable, assumé, signé, publié, est "cherché" dans les prémisses qui déjà le portent, dans l’avant texte c’est-à-dire tout au long de son processus d’écriture. La verbalisation méta crée son objet. C’est l’écriture elle-même qui en élaborant du texte avant le texte tisse la trame finale qui sera retirée du métier.

    Bibliographie

    Borillo M., J.-P. Goulette, 2002, Cognition et création. Explorations cognitives des processus de conception, ed. Mardaga, Liège.

    Fenoglio I., 2001, "Enonciation et genèse dans les autobiographies d'Althusser. Deux récits – séparés – de sa rencontre avec Hélène", Genesis 17, 131-150.

    Fenoglio I., 2002, "Une photo, deux textes, trois manuscrits. L’archivage linguistique d’un geste d’écriture identifiant". In : Langages, n° 147, Processus d’écriture et marques linguistiques. Nouvelles recherches en génétique du texte (I. Fenoglio et S. Boucheron-Pétillon éd.), p. 56-69.

    Fenoglio I., 2003, "La fin de Lucy d’Andrée Chedid : un explicit de la verticalité humaine", Genesis 21, 141-15 .

    Fenoglio I., 2003, "Écrire ce n’est pas non vivre, c’est plus (+) vivre", entretien avec Andrée Chedid, ", Genesis 21, 127-140.

    Fenoglio I., 2003, "Escrever é sempre incerto" in Manuscrita 11, annablume ed., Sao Paulo, Brésil, 211-221.

    Fenoglio I, 2003, "Écriture en acte et genèse de l’énonciation. D’une rature de l’écrivant-scripteur à la rature–fiction du narrateur" in Littérature et linguistique, Presses Universitaires de Savoie, CD-Rom.

    Fenoglio I., 2005, "« Il et son féminin Ile » : genèse d’un e non muet" in Edmond Jabès, Récit. Les cinq états du manuscrit, (M. Cohen, A. Crasson et I. Fenoglio ed.), Textuel, 2005, XXVII-XXXVII.

    Grésillon A., "Langage de l’ébauche : parole intérieure extériorisée" in Langages 147, Processus d’écriture et marques linguistiques, 2002, 19-38.

    HAY L. "La troisième dimension de la littérature" in Texte n° 5/6, 313-328.

    MITTERRAND H., 1979, "Programmes et préconstruit génétiques : le dossier de l’Assomoir " in Essais de critiques génétiques, paris, flammarion.

    Notes

    1  Voir la définition d’avant-texte dans l’avant-propos du présent numéro.

    2  Cf. L. Hay, "La troisième dimension de la littérature" (Texte n°5/6, 1986-1987, 313-328.

    3  in L’écriture et le souci de la langue (Fenoglio I. ed), éd. Academia-Bruylant, Louvain la neuve, 2007.

    4  Cognition et création. Explorations cognitives des processus de conception, ed. Mardaga, Liège, 2002, 12.

    5  "Programme et préconstruit génétiques : le dossier de L’Assomoir" in Essais de critique génétique, Flammarion, 1979, 195. Voir aussi, du même auteur, "Le méta-texte génétique dans les Ebauches de Zola", in Genesis n° 6, 1994, "Genèse et nomenclature" in Le roman à l’œuvre. Genèse et valeurs (PUF, 1998), 47-60. Voir aussi de P. Hamon, "Echos et reflets. l’Ebauche de la bête humaine de Zola" in Poétique 109 (1997).

    6  En 1999-2000 le séminaire de l’équipe « Manuscrits et linguistique » de l’ITEM a consacré ses travaux à l’étude de l’Ebauche de La bête humaine de Zola. A. Grésillon qui animait ce séminaire a fait la synthèse des résultats dans son article auquel je renvoie "Langage de l’ébauche : parole intérieure extériorisée" (Langages n°147, I. Fenoglio et S. Pétillon ed, 2002)

    7  Transcription linéaire des folios 338, 339 et du début du 340, numérotés par Zola respectivement 1,2,3 du manuscrit de l’Ebauche de La bête humaine (Fonds Zola de la BnF).

    8  Pour le détail de ce projet, je renvoie à la discussion qui suit le texte de N. Huston "Déracinement du savoir" in L’écriture et le souci de la langue (I. Fenoglio éd.), op. cit.

    9  Nancy Huston et Valérie Winckler Visages de l’aube, Actes sud/Leméac, 2001.

    10  L’avenir dure longtemps suivi de Les faits, ed. Stock/IMEC, 1990.

    11 Pour plus de détails Cf. I. Fenoglio "Enonciation et genèse dans les autobiographies d'Althusser. Deux récits – séparés – de sa rencontre avec Hélène", Genesis 17, 131-150" et "Une photo, deux textes, trois manuscrits. L’archivage linguistique d’un geste d’écriture identifiant". In Langages, n° 147, Processus d’écriture et marques linguistiques. Nouvelles recherches en génétique du texte (I. Fenoglio et S. Boucheron-Pétillon éd.), p. 56-69, ainsi que Une auto-graphie du tragique. Les manuscrits Des faits et de L’avenir dure longtemps d’Althusser, Louvain la Neuve, Academia-Bruylant, 2007.

    12  Page du titre du brouillon de L’avenir dure longtemps, reproduite avec l’aimable autorisation de l’IMEC

    13  Ferdinand de Saussure, Cours de linguistique générale, Payot, 1972170-175.

    14  Flammarion, 1998. Sur la genèse de ce récit voir I. Fenoglio "La fin de Lucy : un explicit de la verticalité humaine", Genesis n°21, 2003, 141-159. Ce roman évoque la venue au monde et la venue progressive à la station debout de la première femme.

    15  Cette analyse fait l’objet d’un article d’I. Fenoglio "Fête des Chants du Marais, un conte inédit de Pascal Quignard. Genèse in vivo et "traitement de texte" in Genesis n° 27, 2006.

    16  Seul Albucius (éd. P.O.L., 1990)a pour titre un nom propre.

    17  Respectivement pour tous les titres cités, éd. Adrien Maeght 1990, Calmann-Levy 1995, Galilée 2005, Clamann-Levy 1996, Gallimard, 1994.

    18  "L’appareil formel de l’énonciation", Problèmes de linguistique générale, vol. 2, Gallimard, 1974, 85-86.

    19  Albucius, éd. P.O.L., 1990. Voir sur ce procédé d’écriture de Pascal Quignard , I. Fenoglio "L’hic et nunc de l’écrire immémorial" in Pascal Quignard, figures d’un lettré (P. Bonnefils et D. Lyotard éd.), Galiléé, 2005, 355-379.

    20  Pascal Quignard, Albucius, ed. du Livre de Poche, 2000, respectivement p. 5 et p. 7-8.

    21  Ce texte n’est pas encore publié et fait partie, avec son manuscrit, d’une collection privée.

    22  Exposition coproduite par le Centre Pompidou et l’IMEC et présentée au Centre Pompidou du 22 novembre au 10 mars 2003 et placée sous le commissariat de Nathalie Léger et Marianne Alphant.

    23  publié dans la revue Word, N° 24, 1968, 48-54. L’étude a été faite par l’équipe "Manuscrits et linguistique" de l’iTEM durant l’année 2003-2004.

    24  Fragment reproduit avec l’aimable autorisation de l’IMEC qui gère le fonds Barthes et de M. Salzedo, son ayant-droit.

    25  "Flaubert et la phrase" in Word n°24, 1968, p.49.

    26  Pour ce qui concerne ces manuscrits voir de Bernard pingaud "Ecriture et griffonnage" in L’écriture et le souci de la langue op. cit.

    27  Images respectives du recto et du verso du f° 200 du manuscrit de L’avenir dure longtemps (reproduit avec l’aimable autorisation de l’IMEC à qui est confié le fonds Althusser).

    28  Respectivement reproductions d’extraits du recto puis du verso du folio 200 du brouillon de L’avenir dure longtemps (avec l’aimable autorisation de l’IMEC)

    29  p. 25 du brouillon de Visages de l’aube, op. cit. (coll. privée pour le brouillon) que nous reproduisons avec l’aimable autorisation de l’auteur. Pour l’analyse

    30  Cf.I. Fenoglio "Ecriture en acte et genèse de l’énonciation. D’une rature de l’écrivant-scripteur à la rature-fiction du narrateur", in Littérature et linguistique (D. Lagorgette et M. Ligneureux eds), Chambery, Presses de l’Université de Savoie, 2003, CD-rom. (pub en ligne : www.item.ens.fr/contenus/publications/PUBaccueil.htm)

    31  Il se situe p.75 de la première édition et  p.100 de l’édition de poche.

    32  La génétique des textes, Nathan-Université, 2000, 34

    33  Dolce agonia, roman, Actes sud/Leméac, 2001.

    Pour citer cette page

    Irène Fenoglio, «Du texte avant le texte.
    Formes génétiques et marques énonciatives de pré-visions textualisantes», Item [En ligne],
    Mis en ligne le: 23 juin 2009
    Disponible sur: http://www.item.ens.fr/index.php?id=441378.

    Notice bibliographique

    Langue française n° 155 « Avant le texte : les traces de l’élaboration textuelle » (dir. Par I. Fenoglio et L. Chanquoy), Paris, Larousse (p. 8-34)
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    Marc Douguet

    La génétique textuelle et les (autres) sciences

    Philippe Willemart, Critique génétique : pratiques et théorie, Paris, L’Harmattan, collection « L'œuvre et la psyché », 2007, 278 p.

    1

    2Une œuvre ne surgit en un instant du néant : le processus de création possède une certaine durée. Étudier ce processus à partir des traces matérielles qu'il laisse — brouillons et manuscrits — est le but de la critique génétique, ou génétique textuelle. Nécessairement limitée dans le temps, en amont par la disparition des brouillons et manuscrits trop anciens (souvent due au peu de valeur que leur attachait leur auteur), en aval par leur remplacement au profit d'un instrument informatique, la génétique textuelle se distingue de l'étude des variantes que présentent différentes éditions et de l'étude des leçons que présentent, avant l'imprimerie, différents manuscrits. Son objet d'étude est la rature, témoin d'un processus non linéaire, fait de retour en arrière et de variation, mais aussi doute jeté sur la fixité peut-être artificielle du texte « final ». On consultera ici avec profit les pages — articles et recensions — que Fabula consacre à la question.

     

    3Dans Critique génétique : pratiques et théorie, Philippe Willemart présente les résultats des recherches qu'il a menées, dans ce domaine, à l'université de São Paulo. L'ouvrage est divisé en deux parties, « Pratiques » et « Théorisations ». P. Willemart propose donc quelques exemples de critique génétique, appliquée principalement aux manuscrits de Flaubert et de Proust (dont le texte est retranscrit de manière à faire apparaître, pour chaque version, ce que l'auteur a rayé — barré — et ce qu'il a inséré — entre crochets), et quelques réflexions sur la création littéraire, le but étant d'éclairer ce qu'il avait nommé dans un autre ouvrage la chambre noire de l'écriture1 — et plus généralement le fonctionnement de la pensée.

    4Mais peut-être la particularité du travail de P. Willemart est-elle d'utiliser, à cette fin, non seulement — et très massivement — les théories de la psychanalyse, mais aussi les apports de disciplines scientifiques. L'ouvrage de P. Willemart est en effet tout entier l'illustration de cette « inquiétude » qu'il définit lui-même :  

     

    « Rejoindre et partager les mêmes soucis que les scientifiques est une vieille inquiétude personnelle. » (p. 220)

     

    5L'hypothèse méthodologique de P. Willemart peut donc s'énoncer en ces termes :

     

    « Nous supposerons par là que les théories cognitivistes, la philosophie husserlienne, la théorie des catastrophes inventée par René Thom, le chaos déterministe, les structures dissipatives de Prigogine et la morphodynamique structurée par Jean Petitot ont à voir avec ce que nous faisons et que cette constatation exige de notre part l'intégration de ces disciplines aux nôtres et un essai de part et d'autre de franchir le fossé qui sépare habituellement les sciences dures de celles qui nous font travailler, inventer et réfléchir à partir de notre objet, le manuscrit. » (p. 67)

     

    6On restera parfois sceptique quant à la pertinence de cet emploi généralisé d'une terminologie scientifique. Sans doute, avec les concepts d'instabilité, de catastrophe et d'incertitude, la morphodynamique peut-elle rendre compte du processus de création littéraire à l'œuvre chez Proust. Dans tous les cas, il est sans doute utile, pour faire comprendre un mécanisme aussi obscur,  de le comparer à des phénomènes théorisés par les sciences. Mais on aimerait alors que P. Willemart prenne un peu plus de temps à expliquer ce dont il s'agit - faute de quoi, le rapprochement risque de se réduire à une multiplication conceptuelle inutile, tournant le dos à la visée pédagogique qui aurait pu être la sienne.

    7Le premier exemple est celui de Salammbô. P. Willemart s'intéresse à la manière dont Flaubert a travaillé les matériaux, les documents qui étaient à sa disposition pour décrire les palais et les jardins d'Hamilcar Barca où se déroule, à l'ouverture du roman, le festin des mercenaires. Dans la première version du manuscrit, « les constructions adjacentes au palais sont énumérées informellement comme si elles étaient des annotations de livre ou de voyage » (p. 16).

     

    « quantité de bâtiments à toit plat, les <des> pressoirs, / à vin / <à huile>, les celliers, les moulins, les boulangeries et les cuisines »

     

    8La deuxième version voit l'introduction d'un point de vue, d'un « on » :

     

    « sous les feuillages où l'on apercevait / à demi caché dans la verdure/ <vaguement>, quantité de bâtiments à toits plats, des pressoirs, celliers, moulins boulangeries et cuisines, <arsenaux> Parc / des / pr éléphants / après la fosse au bord / pr les bêtes féroces »

     

    9P. Willemart voit dans ce « on » ce qui a « aidé l'écrivain à entrer ou à se maintenir dans le processus poétique, à se distancer du document et témoigne de la présence continue du poétique. » (p. 18)

    10L'autre intérêt de ce manuscrit réside dans la mention des bêtes féroces : la  deuxième version mentionne des fosses pour les bêtes féroces. Mais il est intéressant de voir que dans un autre passage de la première version, ce sont les mercenaires qui sont « comme des bêtes féroces ». Et dans la troisième version, qui conserve les fosses pour les bêtes féroces, la comparaison revient : les mercenaires ont la « pose pacifique des lions lorsqu'ils dépècent leur proie ». On voit donc apparaître, se déplacer et réapparaître  un motif d'écriture.

    11C'est ce que l'on peut lire sur le brouillon f° 64 v° de L'Éducation sentimentale, quatrième version de la rencontre finale entre Frédéric et Mme Arnoux où celle-ci explique pourquoi elle s'était cachée, 16 ans plus tôt, lorsque Frédéric était venu la trouver à son domicile. Scène difficile s'il en est. On voit dans cette rature et cet ajout un processus à l'œuvre dans les autres versions de la scène : l'expression familière et explicite du désir est remplacée tout d'abord par « céder ». Flaubert hésite, et ajoute « de vous céder » — rendant plus explicite le propos de Mme Arnoux, et l'engageant dans une certaine voie (alors que « céder » était ouvert à l'interprétation : céder à qui ? à vous ? ou à moi ?). Dans le texte publié, Flaubert renonce au verbe « céder », mais trouve une solution pour exprimer l'ambiguïté présente dans la tournure « J'avais peur de céder » :

    « J'avais peur... oui, peur de vous... de moi »

    12« Nous assistons à un véritable déguisement du désir qui, affiché dans l'esquisse, se cache tout au long des brouillons accumulant non pas des pelures d'oignons auxquelles Freud comparait les différentes couches du moi, mais des phrases écrans qui, portées directement par le scripteur au départ, se réfugient  et se condensent au dernier folio dans les paroles de Mme Arnoux. » (p.25). « Les folios étalent ce que le texte condense : l'écriture du manuscrit déplie une série de possibles qui, oubliés, rejetés ou condensés, c'est-à-dire toujours là tout en ne l'étant plus, exercent leur fonction dans l'écriture » (p. 34).

    13Contrairement aux manuscrit flaubertien, relativement bien ordonné (Flaubert établit d'abord un plan de l'ouvrage), les Cahiers proustiens « semblent avoir servi de dépotoir à quelqu'un qui voulait "écrire sans fin" et qui remettra à plus tard la composition et l'organisation de la Recherche telle que nous la connaissons » (p.49). On est frappé par la fragmentation et l'hétérogénéité de textes voisins sur un même folio : c'est ainsi que le folio 20 du cahier 28 juxtapose cinq lignes sur Elstir, trois lignes sur le dandy Brummel, et un premier essai sur la tisane de la tante. On pourrait trouver quelque peu illusoire de montrer (en quelques lignes) que ce folio possède une « logique sous-jacente », et qu'il existe des « rapports implicites » entre les fragments. C'est néanmoins ce que fait P. Willemart :

     

    « Les trois passages du folio 20 font allusion au même sujet sous des apparences bien diverses. [...] Dans les trois cas, le narrateur traite de la différence entre le visible et l'invisible, entre le su et le secret, entre l'apparaître et l'être. »

     

    14Le folio 19v°, qui fait face au folio 20, rapporte la visite du narrateur à l'église abandonnée de St Jean de Granville en compagnie de Mme de Villeparisis. Ce passage ne se retrouve pas dans la Recherche. Néanmoins, il présente une première esquisse d'éléments qui seront dispersés dans l'œuvre : église St Jean de la Haise dans Sodome, visite de l'église de Carqueville avec Mme de Villeparisis dans Les Jeunes Filles, etc. De plus, pour P. Willemart, l'existence d'un lien thématique entre ces deux folios (l'un consacré en partie à la peinture d'Elstir, l'autre à une visite d'église en compagnie de Mme de Villeparisis) est confirmée par l'association qui est faite, dans d'autres passages de la Recherche, entre Mme de Villeparisis et la peinture ou entre visite d'église et peinture : Mme de Villeparisis peint elle-même des fleurs (dans Les Jeunes Filles) et c'est pour peindre des anges sculptés qu'Albertine veut visiter St Jean de la Haise (dans Sodome).

    15On quitte, avec le chapitre suivant, le champ de l'étude des manuscrits pour une approche psychanalytique du texte de Proust, autour de la réécriture d'un conte des Mille et une nuits. C'est le narrateur lui même qui rapproche l'histoire de Zéobide (qui doit fouetter ses sœurs métamorphosées en chienne pour pouvoir rester elle même femme), de l'histoire de Charlus fouetté par Jupien. P. Willemart applique à ce rapprochement des outils qu'il emprunte à la morphodynamique et à la psychanalyse, pour mettre en lumière le « travail interne du désir ».

    16S'inspirant toujours de la psychanalyse, P. Willemart dresse ensuite un parallèle entre les variantes présentées par les manuscrits (un auteur rature et recommence son récit en trouvant une autre formulation) et le patient auquel l'analyste demande de répéter son rêve plusieurs fois  — les différences de formulation indiquant dans ce récit des zones que le sujet tente de dissimuler, et représentant donc pour l'analyste un point de départ pour son investigation.

    17P. Willemart s'intéresse ensuite aux récits de cas clinique (par exemple ceux publiés par Freud : le cas du président Schreiber, le cas Dora, etc.). La psychanalyse n'est pas ici au service de la génétique comme outil d'investigation ; elle est elle-même objet d'étude. Il ne s'agit pourtant pas d'étudier les manuscrits et la génétique de ces récits, mais plutôt de cerner leurs présupposés, en mettant en valeur leur caractère inévitablement construit.

    18Dans le dernier chapitre de la partie « pratique », P. Willemart tente de déchiffrer un manuscrit d'un type nouveau : la ville et ses modifications. Le débat tourne autour de la relation entre les habitants et le centre de São Paulo qui a été déserté dans les années 60 et qui fait maintenant l'objet d'une politique qui vise à lui redonner son statut de lieu de mémoire.

    19« Le centre de São Paulo avait interrompu son rôle d'ancrage des esprits ou son rôle d'objet d'art faisant partie de la vie de tous au cours de ce dernier siècle. C'est en cela que le renouvellement du centre de São Paulo est différent de celui des autres villes et que son urbanisme n'aura pas la même fonction. »

    20La deuxième partie propose en guise d'ouverture un bref aperçu de l'histoire de la génétique textuelle, insistant notamment sur la constitution de collections de manuscrits au XIXe siècle, malheureusement accaparées, dans un premier temps, par les philologues — dont l'objet est identique, mais dont le but est non de réfléchir à la dynamique de la création, mais de retrouver un texte-origine, un texte authentique.

    21Il s'agit pour P. Willemart de répondre à la question « Pourquoi raturons-nous ? » : « La rature n'indique pas seulement un arrêt pour consulter un dictionnaire, un œuvre précédente, ce qui arrive de fait, mais elle signale en premier lieu une attitude négative, un "Je n'aime pas ça". » (p.161)

    22P. Willemart fait ensuite l'hypothèse d'un premier texte ou « texte mobile ». Quand l'écrivain se lance dans l'écriture, « il poursuit une premier texte ou mieux encore il est poursuivi par le premier texte. Obsessivement, l'écrivain cherche à dire ce premier texte qui le pousse. » P. Willemart revient alors sur l'idée qu'il énonçait dans Dans la chambre noire de l'écriture2 :

     

    « L'écrivain, particulièrement sensible à la tradition culturelle et au monde où il vit, retient d'une manière singulière des informations et des sensations du passé et du présent. Les éléments détenus dans ce filtre singulier forment un réseau qui bloque d'une certaine façon le désir de l'artiste et le gêne. De ce blocage ou de cette barrière naissent un premier texte et l'auteur [que P. Willemart distingue de l'"écrivain"]. Il n'existe donc pas de premier texte écrit quelque part et transmis par une muse à un écrivain attentif, mais une lente agglutination d'éléments qui, après un certain temps, doivent être dits et écrits. Comme le névrosé angoissé par son symptôme recourt au psychanalyste, ainsi l'écrivain voulant se libérer de cette plaque "contenue" recommence ses campagnes de rédaction poussé par le désir. »

     

    23C'est ce texte mobile qui réapparaît « quand l'écrivain s'arrêtant, hésitant, raturant, laisse un espace, un temps non rempli dont le texte mobile s'empare. L'écrivain ouvre donc la porte pour se laisser guider par lui tout comme les poètes autrefois attendaient l'inspiration. » (p. 202)

    24P. Willemart revient enfin, dans un chapitre intitulé « Les processus de création dans les sciences dures sur les trois métaphores (ou séries métaphoriques) du processus de création élaborées par A. Grésillon dans les Éléments de critique génétique3 :

    25— une métaphore organiciste : enfantement de l'œuvre, embryon, avorton..

    26— une métaphore qui « s'oppose à la première comme l'artificiel s'oppose au naturel. Historiquement elle est née de la réaction contre l'image du poète inspiré, contre la poésie comme don de Dieu. Le tournant le plus net dans cette évolution est le texte d'E. A. Poe, La genèse d'un poème. » Cette métaphore appelle les termes de chantier, de fabrique, elle souligne le savoir-faire, la combinatoire, le jeu avec les règles.

    27— la troisième métaphore est celle du chemin où se croisent ces deux conceptions de la création, permettant de considérer « l'écriture comme lieu de pulsion et de calcul ». « À la voie royale, à la marche inexorable vers le dénouement s'opposent des métaphores indiquant des chemins plus sinueux : bifurcations, fourvoiement, frayage, détours, retour en arrière, impasses, accidents, faux départs, fausse route. »

    28Faisant appel à la réflexion scientifique, P. Willemart propose quant à lui d'utiliser le modèle des objets fractals : « un point qui est observé au microscope ou sous l'action d'un zoom fait voir une série d'autres structures comme si l'élément minimal de la géométrie euclidienne offrait une structure lisse qui efface les structures fractales. N'importe quel élément d'un texte publié ne pourrait-il pas être envisagé comme l'aboutissement des manuscrits qui camoufle les structures fractales présentes dans le manuscrit ? La syntaxe du texte publié ne dissimule-t-elle pas pudiquement ses dessous comme la robe la lingerie féminine ? » (p. 222)

     

    29P. Willemart tente donc, dans Critique génétique: pratiques et théorie, de renouveler les études génétiques en élaborant de nouveaux concepts et de nouvelles images pour décrire le processus de création. « La littérature a une fois de plus démontré que, bien lue, elle enrichit, complète et dépasse ce que les sciences peuvent imaginer, que ce soit la psychanalyse et, ici, la morphodynamique. Cependant, les deux champs dialoguent puisque je n'aurais pas lu la Recherche de cette manière si je n'avais pas connu Petitot qui a été mon point de départ. N'est-ce pas une façon de dé-lire la littérature ? » (p. 82).

     

    notes

    1 Dans la Chambre noire de l'écriture, Toronto, Paratexte, 1996
    2 Dans la Chambre noire de l'écriture, Toronto, Paratexte, 1996, p. 72
    3 Paris, PUF, 1994, pp. 10-11

    auteur

    Marc Douguet

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    Courriel : marc.douguet@ens.fr

    pour citer cet article

    Marc Douguet, « La génétique textuelle et les (autres) sciences », Acta fabula, vol. 9, n° 1, Janvier 2008, URL : http://www.fabula.org/revue/document3723.php, page consultée le 01 mai 2014.


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