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Luc Vigier: Génétique des murs (2)
Luc Vigier
Les murs de l'appartement de la rue de Varenne (2)
On lira ci-dessous la transcription d'une conférence prononcée dans le cadre de l'ITEM le 14 mai 2011. Tous droits réservés.
Communication du 14 mai 2011
Je vous propose aujourd'hui une seconde étape dans la lecture des murs du 56 rue de Varenne, qui prélude à bien d'autres séances, comme je vous le disais en mars, tant le matériau mosaïque dont nous disposons aujourd'hui requiert notre attention, autant dans le détail de chaque pièce que dans son dispositif d'ensemble ou son agencement sémantique. C'est un travail que j'ai entamé il y a déjà plusieurs années, observant avec étonnement ces cartons posés sur le sol du grenier de Saint-Arnoult, je veux dire la bibliothèque, à l'intérieur desquels dormaient les vestiges de ces constructions étranges d'images. Elles étaient devant nous comme des phrases disloquées d'une œuvre non détruite mais démontée. On doit aux soins de Renate Lance, Michel Apel-Muller, Lionel Follet, Marianne Delranc, Suzanne Ravis et Jean Ristat d'avoir aujourd'hui ces dossiers, qui entrent à leur manière dans le dossier génétique du fonds Aragon. Depuis, l'exposition du Musée de la Poste sur Aragon et la peinture, avec la singulière motivation de toute promotion publique, nous a permis de relancer le processus de reconstitution (grâce au travail de Caroline Bruant, directrice adjointe du Moulin de Villeneuve à Saint-Arnoult en Yvelines, Bernard Vasseur, directeur et Josette Rasle, commissaire de l'exposition) dont l'on peut espérer qu'il se poursuive au delà des quatre panneaux déjà disponibles. Ces document requièrent notre attention dans la mesure où les fresques d'images et de textes murmurent à nos oreilles des choses parfois identifiables, parfois mystérieuses, qui fonctionnent comme des appels, des incitations, et constituent l'ensemble en cathédrale allusive. Cette requête, ces paroles muettes, ce murmure du mur que j'évoquais dans ma précédente communication a bien entendu attiré l'oeil de nombreux témoins, d'autant plus sensibles à cette sorte d'oeuvre que ces murs parlaient précisément d'eux et du roman affectueux qui se tissait alors entre Aragon et Jean Ristat, Hamid Fouladvind ou Antoine Vitez, et bien d'autres, que nous aurons peut-être du mal à identifier. C'est à Jean Ristat qu'on doit les principaux reportages directement ou indirectement consacrés aux murs, qui redoublent ce qu'il a pu en dire à l'époque dans Lord B. et plus tard dans Tombeau de Monsieur Aragon. C'est ainsi que j'ai pu évoquer devant vous lors de notre dernière séance ces films réalisés entre 1977 et 1979 mais aussi les différents reportages photographiques, de Rabeux, Wallard, Dupont-Sagorin et de Claude Bricage. Je crois me souvenir avoir attiré votre attention sur ce qu'en dit Vitez dans le film en noir et blanc de Reichenbach, dont je vous rappelle les propos, que j'ai transcrits. « Il y a des choses que nous ne comprendrons jamais".
En vous priant de considérer que ce propos d'aujourd'hui n'est qu'un moment dans une enquête plus vaste, j'évoquerai ce matin le lien organique qui relie l'oeuvre des Murs à certaines déclarations plus anciennes d'une part sur le décor et sur les « grilles » et « quadrillages » sémantiques qu'Aragon recomposa et compléta pendant près de dix années. On verra que ce préliminaire de nature sémiotique s'avère indispensable à la compréhension des croisements et des interactions générés par la disposition des documents dont il nous faut déplier les lignes et entrevoir les récits, et tout d'abord dans ce que les murs disent des figures majeures de ces années de deuil et de dépassement où l'effervescence amoureuse se conjugue à un travail éditorial majeur dont on sait je pense la place qu'il donne à l'illustration, qui est celui de L'Oeuvre poétique, tout comme il est contemporain de l'édition d'Henri Matisse roman et de Théâtre / roman. Mais il s'agit bien de figures et l'on s'intéressera enfin au processus créatif tel qu'on peut le deviner dans le dialogue métonymique des images rapprochées et disposées en constellation de signes, où l'oeil comme la mémoire sont invités à se perdre.
...ils connaissaient cette fascination des hiéroglyphes sur les murs (« Du Décor », OP1, p.56)
Ce que révèlent les films et les témoignages c'est que ces murs relèvent assez fortement de la problématique du décor dont il faut souligner l'importance dans cette période où s'écrit Théâtre / roman mais que l'on doit également mettre en rapport avec l'intérêt comme vous savez très ancien de notre auteur pour le décor cinématographique : « Ces courageux précurseurs », écrit Aragon en 1918 dans « Du Décor » lorsqu'il évoque les premiers tenants de l'art brut, 'qu'ils fussent peintres ou poètes, assistent aujourd'hui à leur propre triomphe, eux qu'un journal ou un paquet de cigarettes savait émouvoir, quand le public tressaille et communie avec eux devant de tels décors dont ils avaient prédits la beauté. Ils connaissaient cette fascination des hiéroglyphes sur les murs, que l'Ange les ait tracés à la fin d'un festin ou que le destin n'en ait imposé la hantise ironique sur le chemin d'un héros malheureux. Ces lettres qui vantent un savon valent les caractères des obélisques ou les inscriptions d'un grimoire de sorcellerie : elles disent la fatalité de l'époque. Nous les avions déjà vues, éléments d'art, chez Picasso, Georges Braque ou Juan Gris […] Oh ! Ce mur quadrillé des Loups sur lequel l'homme de Bourse, en bras de chemise, écrivait le cours des valeurs ! [...]à l'écran se transforment au point d'endosser de menaçantes ou énigmatiques significations ces objets qui, tout à l'heure étaient des meubles ou des carnets à souche. Le théâtre est impuissant à une pareille concentration émotive. » (OP1, p.56)
Les films et les reportages photographiques utilisent spontanément les murs de l'appartement comme élément de décor et il semble parfois qu'Aragon ait prévu, non pour le cinéma, mais pour ses proches, ce décor de hiéroglyphes et de signes que l'on aperçoit derrière lui dans toutes les pièces, à partir semble-t-il de 1971-1972, ou dès 1970 selon certains témoignages. Nous sommes donc devant un travail de composition et de couture qui relève peut-être de cette très ancienne passion d'Aragon pour le décor mais également d'une attention remarquable dans les années soixante à la présence de l'abstraction au cœur même des arts figuratifs, à commencer par Matisse, dont Aragon souligne le travail sidérant du geste graphique, aboutissant par exemple, au bout d'une série de dessins, au « signe bouche », qui tient à la fois de la recherche figurative et d'une forme d'alphabet abstrait, dont l'expression peut se retrouver, détachée, dans d' autres œuvres. Plus proche encore de l'édification des murs, on se souviendra de ce qu'Aragon écrit de Kandinsky dans Les Incipit ou je n'ai jamais appris à écrire, où se combine la définition de la création comme écriture du secret et l'univers personnel des signes :
« Ecrire ses secrets n'était pas qu'une idée d'enfant : c'est peut-être la clé de tout art, qui se propose, au-delà du langage, un langage à soi, la création de signes, à la manière de Matisse ou à celle de Kandinsky ».
La tentation est forte, et l'on verra concrètement pourquoi dans le troisième temps de cette communication de rapprocher les propos d'Aragon sur les alphabets secrets des peintres et des écrivains, du travail de composition et de la syntaxe allusive du mur, ne serait-ce que visuellement parlant, par exemple dans cette photographie du mur de la chambre, telle qu'a pu la photographier Claude Bricage.
Les témoins d'Aragon reproduisent du reste, par conviction, ou par imprégnation, cette évolution de la pensée de l'art chez Aragon comme projection abstraite de signes, en reprenant à leur compte la dimension hiéroglyphique du dispositif d'images, lui-même fortement lié aux énigmes déposées dans les grands romans aragoniens des années soixante, en un temps où il l'on parle ardemment de sémiotique textuelle. Je peux rappeler ce que dit Ristat du manteau du pharaon dans son texte sur les murs, mais aussi ce qu'en dit Hamid Fouladvind dans Aragon, un anti-portrait (Maisonneuve & Larose Archimbaud, 1997) dont l'expression relève parfois de la reprise ou du pastiche. Evoquant, entre guillemets, le « jardin d'hiéroglyphes », Hamid Fouladvind peut ainsi écrire au sujet des dessins d'Aragon : « Le regard, parti à l'aventure, peut recoller bout à bout les séquences éparses d'une bande dessinée, le feuilleton imprévisible d'un long récit intérieur » (14), dont nous entendons bien qu'il renvoie ainsi au travail d'Aragon sur les séries de fusain de Matisse, dont Aragon rêve le grand dessin animé mental dans Henri Matisse, roman. De même, Hamid Fouladvind peut-il reprendre l'introduction des collages en écrivant, pour présenter les dessins d'Aragon : « Dire, écrire ou dessiner procèdent d'une même singularité » (11) propos que l'on pourra relier aisément à la préface des Collages, en 1967 : « Ecrire et peindre, c'était un même mot en Egypte ancienne ». De même encore, H.Fouladvind reprend à foison la métaphore de la lanterne magique, dont j'ai eu l'occasion de parler l'année dernière à propos du dispositif d'images dans les pages-écrans des Lettres françaises. C'est ainsi également, qu'on peut lire sous sa plume l'idée intéressante qui voudrait que ces dessins d'Aragon soient issus d'une « narration souterraine » (16) « où chaque vision semble extraite d'un film muet » (16). Outre l'évidence d'une imprégnation par la parole aragonienne des pensées de Hamid Fouladvind et de Jean Ristat, qui constituerait en soi un sujet de réflexion, ces écrivains et poètes étant devenus, malgré eux, des intertextes vivants, on soulignera ici l'approche cohérente, par Aragon, bien des années avant la constitution des Murs, des dispositifs d'illustration comme ensemble des signes et de secret.
C'est la raison pour laquelle on ne peut détacher l'écriture murale des années 1971-1980 du formidable travail du grand utilisateur d'images que fut Aragon, dont on entrevoit la source bien entendu dans le travail concret des surréalistes dans l'illustration de La Révolution surréaliste, puis dans Ce soir et enfin, dans le cahier « Tous les Arts » des Lettres françaises et enfin, à plus grande échelle, dans l'ensemble des Les Lettres françaises que j'ai eu l'occasion de décrire comme le « grand imagier », selon le mot des Lettres Françaises à propos des illustrations de Gustave Doré. En parallèle du travail d'illustration des Lettres françaises, on songe également au travail monumental d'édition des œuvres romanesque croisées puis, après la mort d'Elsa, à partir de 1974, à la création de L'oeuvre poétique complet que Ristat décrit de manière significative en se rapprochant de l'évocation par Antoine Vitez des chantiers impressionnants de textes et d'images (« Aragon, littéralement, marchait dans son oeuvre », Ristat), Vitez évoquant pour sa part cette marche d'Aragon dans le temps de l'Histoire, lorsque Vitez travaillait pour lui à la documentation chronologique et factuelle pour Histoire parallèle. Le lien entre le travail éditorial de l'Oeuvre poétique complet est assez aisé à établir dans la mesure où l'on retrouve, régulièrement, des illustrations numérotées, dimensionnées, ou recadrée pour le clichage et l'insertion entre les textes. Cependant, en passant du sol sur lequel Aragon étalait avec Jean Ristat les documents, et puisque les tables étaient évidemment trop petites pour tout supporter, l'image a changé de statut : elle n'est plus la circonstance qui vient contextualiser le texte d'une époque oubliée, elle n'est plus l'éclairage esthétique ou graphique qui vient donner lumière aux allusions d'un propos ancien, elle n'est plus tant objet esthétique, elle se projette sur les murs dans le pur processus de sa combinaison allusive dans l'ensemble constitué, en hors-texte définitif, et presque hors-langage. L'assemblée des images, qui garde sa parenté lointaine avec les « vues » de la lanterne magique du Roman inachevé et rejoint aussi le figure du « montreur » des Poètes, se replie sur elle-même en une tapisserie énigmatique et ocellée, où l'on est autant regardé que l'on regarde, non parce qu'Aragon avait pris le soin ironique de placer ici et là dans la texture quelques miroirs dont s'amusa Dupont-Sagorin, mais parce que ces cartes postales, affiches, photographies, documents et reproductions semblent être autant de fenêtres ouvertes sur la mémoire personnelle des habitants du lieu, sur le mode du « cela vous regarde », et qui implique un dialogue d'ordre privé entre les habitants et les murs. On notera enfin que les documents, manuscrits et textes inclus dans la tapisserie tendent à perdre leur statut textuel d'éléments lisibles, pour devenir à leur tour des images de texte, non plus à lire, mais signe d'une présence textuelle et signifiante située désormais dans un autre espace, de même que les images, tout en continuant de faire rayonner leur énigmatique allusive, s'inscrivent dans un processus d'écriture qui fait de l'ensemble, sans doute une fresque, mais comme le suggère fortement Jean Ristat lorsqu'il évoque la « syntaxe de la punaise », un texte, mais un texte d'image, ein Bild, comme le suggère cet étrange insertion par Aragon d'un texte-image « Ein Bild für Scapini », ambassadeur français à Berlin dont Aragon rappelait le passé de collaborateur ( ??, vérifier dans film), les images d'Aragon traduisant, selon H. Fouladvind « les variations d'une écriture qui se passerait de mots » (16) et qui aboutirait, toujours selon lui à un état où la série des images « prennent la forme d'anagrammes, de rébus ou grilles de mots croisés. Ils se mélangent dans le fourmillement des signes pour devenir un abécédaire typographique, un jeu de dominos dont le poète connaît les règles » (36).
Je vais te dire un grand secret, le temps c'est toi
La lecture des Murs d'Aragon doit certes tenir compte des œuvres de hasard, des affiches arrachées, du mouvement de recomposition perpétuelle du mur, ou plutôt, si j'en juge par les photographies prises à des époques différentes, par augmentation de la matrice d'images initiale, disons la part aléatoire de ce travail, mais le mur fonctionne à plus d'un titre comme une grille de signification et d'allusion, à lire iconiquement et dans tous les sens. Je voudrais tout d'abord étudier quelques exemples d'allusion transparente pour les proches d'Aragon dont je ne m'étonne pas que les amis discrets n'aient pas toujours pu ou oser les regarder de près. Interrogeant les uns et les autres, j'apprends que les visiteurs simples, évidemment impressionnés par les lieux, ne pouvaient pas lire les murs, qui se présentaient comme des surfaces bouillonnantes, colorées, vertigineuses. Pour les plus intimes, les murs étaient en revanche un vrai journal de vie, d'affection de désir, où se croisaient à la fois les amours, l'art et la littérature dans une interférence appuyée des époques et une écriture iconique du temps. Si l'on s'approche indiscrètement des murs, des portes, des couloirs, et notamment dans la chambre et la cuisine, deux lieux d'une grande densité, on perçoit, dans le prolongement des hommages appuyés de la pinacothèque centrale (dont les originaux ont progressivement disparu, semble-t-il à la fin de la vie d'Aragon) à André Masson, Georges Braque, à Man Ray, à Miro un développement des accrochages qui se fait sur le mode affectif, amoureux ou érotique. Autour du cénotaphe à Elsa, situé à l'entrée, dont je montrerai les prolongements dans le reste de l'appartement, se déploient des hommages à d'anciennes et fortes passions (Eyre de Lanux, Nancy Cunard, voir des extraits de Avec Aragon) mais aussi des allusions appuyées aux jeunes gens ou la séduction masculine, généralement sur le mode humoristique ou esthétique. On pourra me reprocher ici, à tort ou à raison, d'explorer le misérable tas de secrets de l'existence humaine, mais c'est un point de départ en vérité de lecture des murs, dans la mesure où ce sujet en particulier essaime et se déploie par contacts successifs et nous permet de démonter un peu le système d'écriture, j'allais dire la stylistique allusive des murs.
Si l'on se réfère à ce premier exemple, issu de la chambre, on voit à quel point les plans allusifs se croisent selon la grille que j'évoquais tout à l'heure, avec cette particularité, pour cet agencement d'intégrer lui-même une grille qu'on aperçoit dans le plan de la fête de L'Humanité. Aux noms des deux jeunes artistes, dont Gianni, qui est un proche de Jean Ristat à cette époque, se trouve associés des cartes postales, qui pour être sans doute des souvenirs de voyage, n'en sont pas moins d'abord perçus comme une série de corps masculins dénudés, au moins pour la partie gauche de ce fragment de panneau : la composition allusive a bien lieu ici sur au moins quatre cartes, et peut-être une cinquième, cette colonne brisée, où il ne faudrait pas me pousser beaucoup pour apercevoir ce que l'on devine. Cela donne au titre « Fête de l'Humanité » une connotation singulière, même si au départ il est possible que l'exposition ait effectivement eu lieu lors de la fête de l'Humanité.
Ainsi donc, le hasard fait ici se côtoyer une forme d'écriture du désir et une mise en abyme, peut-être, de la grille sémiotique, à ceci près qu'il nous manque les lettres et les chiffres du mur pour en saisir exactement l' absysse et l'ordonnée. Si l'on remonte un peu plus haut dans ce panneau très composé, on trouve ce portrait d'Aragon, peut-être de Daniel Wallard, entouré de pièces plus difficiles à interpréter mais où l'on retrouve le principe plusieurs fois repris dans La Révolution surréaliste du portrait central entouré de photographies plus petites qui se développent soit comme des gardes d'honneur, des protections, soit comme des paradigmes qui se développent à partir d'une thématique centrale, à la manière aussi de certains cabinets de curiosité du XVIIème siècle et en particulier les cabinets botaniques, où l'on épingle les insectes et leur reproduction, art que Gianni Burattoni connaît bien, lui qui vient de présenter une exposition sur ce thème. Le rapprochement, pour l'ensemble du mur avec les travaux de collage et d'association chez Dali est particulièrement attractif. Ces cellules et ces séquences de cartes et d'images se déploient dans tout l'appartement et l'on peut repérer les fils tissés entre les souvenirs, les corps et les lieux, eux-même fréquemment associés à de véritables voyages, en Grèce, en France, en Italie notamment. En remontant vers le haut du panneau, où trône donc la figure centrale du patriarche, les choses se compliquent , ou parlent autrement : la figure du magnifique vieil homme est mise en contact avec trois éléments, constituant un énoncé iconique. A droite, en partant du bas, un portrait de femme (juste au-dessus de vignettes représentant Joliot-Curie et Cachan, puis une photographie retravaillée d'Aragon et enfin, au-dessus, un personnage que je n'ai pas réussi à identifier à ce jour. Si la photographie de la jeune femme renvoie aux années trente, le dialogue du portrait central et des deux autres photographies renvoient davantage à la problématique de la vieillesse et de la vanité, dont on sait la prégnance dans les romans et poèmes d'Aragon depuis les années cinquante. Les portraits photographiques , dont Aragon use et abuse dans Les Lettres françaises, deviennent ici les éléments d'un auto-portrait composite dont le concept s'étend à l'ensemble de l'ouvrage. Si l'on se réfère au principe de ce premier panneau, Aragon semblerait organiser les choses autour de lui, redoublant ainsi le décor dans lequel il s'est inscrit dans l'espace physique de l'appartement. Les allusions au désir des corps de jeunes hommes fourmillent dans l'ensemble de la fresque, au fil d'associations plus ou moins ludiques ou de simples hommages, comme cette exposition « Les Muscles d'art » de Jean-Louis Guillemain, ou cette photographie de Jorge Donn, le célèbre danseur du Boléro de Ravel dans le film Les Uns et les autres de Lelouche, en 1981, ou encore cette photographie coloriée par Aragon à l'entrejambe suggestive, ou encore ce petit mot signé d'Hamid Fouladvind. Les signes ne manquent pas, dans les représentations de sculptures ou les tableaux, d'un intérêt punaisé pour les corps masculins et leur jeunesse éclatante, dans une atmosphère constamment esthétisée, à la fois distanciée par la neutralité de la carte postale et animée par la succession des panneaux. Ce principe de la séquence, souligné par H. Fouladvind et dont je disais qu'il provenait de ce qu'en disait Aragon dans les séries de fusain sur Matisse, se retrouve dans ce défilé des corps et des visages. Ces panneaux, en fonction des parcours du regard, s'animent d'une vie étrange, liées aux associations propres au spectateur, sans doute d'abord et surtout Aragon lui-même qui compose les murs comme des tableaux de mémoire et de désir. Jean Ristat a peu évolué dans son discours sur les murs, mais je trouve qu'il accentue dans Avec Aragon la dimension volontaire de cette écriture :
« Rien n'était laissé au hasard » etc (p.151-152)
Et à contempler ce que j'ai nommé le panneau Bogdanov, par référence au portrait des deux frères jumeaux en haut à droite de cet ensemble, on comprend à quel point cette fresque fonctionne en effet comme une écriture où Aragon laisse libre cours aux chemins biographiques intérieurs. La structure de l'affichage croise les motifs avec une belle cohérence de couleur, de thématique, et simultanément une cacophonie allusive dans laquelle nous ne pouvons que faire des hypothèses : mais enfin, ces deux hommes en haut à droite peuvent nous renvoyer discrètement au fameux thème des hommes doubles, à peu de distance de la thématique du double développé dans Théâtre / Roman tandis que monte dans le panneau la tendresse des mains entrecroisées (Rodin), des sculptures en forme d'oreiller, une affiche de Patrick Juvet en costume rouge et patins à roulette, tandis qu'un peu plus bas, sur ce panneau présent dans la cuisine, on aperçoit en caractère cyrillique le mot « réalité » proche d'une photographie des toits du Kremlin (?).
A l'image de cette sculpture , les murs deviennent cette peau d'images où s'inscrivent l'Histoire, les œuvres d'art, la parole humaine, les images de sa vie, l'aveuglant et le couvrant d'un manteau de signes, qui sont parfois les signes de l'amour.
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