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Une lettre inédite d'Armand Salacrou sur Aragon (Nicolas Mouton, ITEM)
Avant que de reprendre le fil de cette chronique sur les archives audiovisuelles d'Aragon, je donnerai à lire ici un document qui n'est ni d'Aragon, ni audio, ni visuel, mais apporte un peu de grain à moudre au Moulin de la parole. Il s'agit d'une lettre, brève, mais belle et dense, d'Armand Salacrou, datée du 14 juillet 1971. L'ayant trouvée quelques jours avant une intervention que je devais faire à Saint-Denis1, elle m'a semblé l'introduction idéale aux films que nous allions voir. Sa justesse et la profondeur de ses remarques sur l'importance de la voix dans la création verbale d'Aragon, a frappé l'auditoire. Il était naturel de la présenter ici, et de permettre à chacun de la lire sur le site du groupe ITEM, carrefour de tous les supports (manuscrits, livres, journaux, enregistrements, photographies...), visant à restituer Aragon dans toute sa diversité.
Armand Salacrou2 n'est pas sans lien avec Aragon : admirateur des surréalistes et journaliste à L'Humanité dans les années vingt, il évoquera la Résistance dans Les Idées de la nuit (Fayard, 1960). En 1952, il signe l'adaptation et les dialogues de La Beauté du diable de René Clair, film dont on sait l'importance dans l'imaginaire et la réflexion politique d'Aragon. Salacrou et René Clair sont par ailleurs des noms qui reviennent fréquemment au sommaire des Lettres françaises depuis qu'elles sont sous sa direction. Les liens d'amitiés se tiennent aussi par des fidélités partagées, par exemple avec André Masson, qui illustre l'édition de la pièce Les Nuits de la colère (Gallimard, 1947). Enfin, Aragon et Salacrou se retrouveront au jury Goncourt, saison 1967-1968, et il est amusant de noter sur le jeu de photographies prises lors du premier déjeuner, sur lesquelles les dix écrivains posent ensemble, de la proximité physique des deux hommes (alors qu'un Raymond Queneau, par exemple, se situe – géographiquement – à leur opposé).
Nous n'avons pas encore de renseignements précis sur les circonstances d'écriture de cette lettre : mais qu'elle soit la réponse à un étudiant curieux ou une réflexion livrée à quelque organe de presse, l'essentiel est qu'elle témoigne du beau temps du surréalisme, du groupe de la rue Blomet, et de cette concentration extrême d'Aragon écrivant (qu'avait déjà rapporté Nancy Cunard à propos de Philosophie des paratonnerres), à l'écoute de sa voix secrète et profonde : l'enregistreur et le metteur en ondes de son siècle.
En voici le texte complet :
"J'admire Aragon.
J'ai toujours admiré Aragon, comme poète, comme ami, comme homme courageux.
Mon premier ouvrage3 est inspiré d'Anicet, et alors, j'ai vu Aragon, dans le tohu-bohu de l'atelier d'André Masson, rue Blomet, écrire comme s'il était seul dans une bibliothèque silencieuse, Une Vague de rêves, indifférent aux discours des autres ; il semblait écouter une voix intérieure qui dictait, et il enregistrait, sans une rature. Cette voix ne s'est jamais tue. Il l'a entendue dans la paix, dans la guerre, dans l'amour.
Et grâce à lui, nous avons pu l'écouter, cette voix d'homme qui offrait aux autres hommes, un grand espoir.
Armand Salacrou
de l'Académie Goncourt."
Une petite pastille sonore, enfin, en forme de commentaire à ce qui suit la signature du dramaturge. Je la dois à la belle série de Pierre Assouline "Du côté de chez Drouant"4, diffusée en août 2013 sur France Culture, et qui revisitait cent ans de Prix Goncourt. On y mesurera, sous le ton feutré et plein de prudence de Philippe Hériat, la violence avec laquelle fut ressentie la démission d'Aragon et les tensions qui s'étaient créées entre ses voisins de lectures et lui.
Et peut-être est-ce aussi pour réaffirmer ici une solidarité littéraire et affective (Elsa Triolet est morte il y a juste un an) qu'Armand Salacrou en signant souligne son appartenance à l'Académie Goncourt ?
(document extrait du journal de la mi-journée, "Inter 13", présenté par Yves Mourousi, sur France Inter le 18 novembre 1968)
1Au cinéma "L'Ecran", le 19 octobre 2013, à l'invitation de son directeur Boris Spire, dans le cadre du festival "Aragon à Saint-Denis" (du 7 octobre au 30 novembre).
2Armand Salacrou (1899-1989), auteur dramatique, notamment de L'Inconnue d'Arras et de Boulevard Durand. Académicien Goncourt de 1949 à 1983.
3Le Casseur d'assiettes (1925).
4Cette série est aujourd'hui devenue un livre, publié à l'automne aux éditions Gallimard.
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