• Georges Sebbag: Aragon Philosophe (texte intégral)

     Georges SEBBAG

     « Philosopher avec Aragon »

    Conférence prononcée le 2 février 2019 lors du séminaire de l'Equipe Aragon "Philosopher avec Aragon".

     

    Aragon philosophe

    En juillet 1909, à l’école Saint-Pierre, Louis Aragon achève sa classe de sixième. Lors de la distribution des prix, il reçoit une anthologie des œuvres de Maurice Barrès par Henri Brémond, qui lui servira de guide ou de memento philosophique. On lui a offert, pour son prix de français, Vingt-cinq années de vie littéraire de Maurice Barrès, un ouvrage de 530 pages, avec une très longue introduction de l’abbé Brémond. Aragon conservera ce livre broché bleu pâle et en gardera le souvenir toute sa vie.

    En février 1922, à la demande du collectionneur Jacques Doucet qui voulait enrichir le rayon philosophique de sa bibliothèque, Aragon et Breton rédigent un rapport circonstancié de dix pages manuscrites sur les ouvrages qui les ont marqués et qui ont joué un rôle déterminant dans leur formation poétique. Le point de départ de leur liste est étonnant et fracassant, car le premier philosophe cité et abondamment commenté n’est autre qu’Emmanuel Kant : « c’est lui, écrivent-ils, qui fut commis à nous sauver ».

    Le 15 avril 1925, dans La Révolution surréaliste n° 3, sous le titre « Idées », Aragon énonce des aphorismes qui seront repris à la fin du Paysan de Paris. En fait, les idées en question, nominalistes et antiréalistes, s’adressent directement à Pierre Morhange, Henri Lefebvre ou Georges Politzer, les jeunes philosophes de la revue Philosophies qui usent et abusent du mot « concret » et du nom de « Dieu », prétendant en particulier qu’on peut décrire Dieu « comme on décrit un arbre ». À quoi Aragon réplique, d’une part : « Le concret c’est l’indescriptible : à savoir que la terre est ronde, que voulez-vous que ça me fasse ? ». Et d’autre part : « Dieu est rarement dans ma bouche. »

    En octobre 1927, sous le titre « Philosophie des paratonnerres », Aragon consacre pas moins de dix pages de La Révolution surréaliste à Héraclite et à Spengler. Sa longue étude, qui témoigne d’une maîtrise des concepts philosophiques, prend appui sur la thèse d’Albert Rivaud Le Problème du devenir et la notion de matière dans la philosophie grecque depuis les origines jusqu’à Théophraste. À cette date, tout en se réclamant d’Héraclite et de Marx, Aragon sacrifie Hegel, apôtre de l’État prussien.

    À eux seuls, ces quatre jalons, l’anthologie des textes de Barrès (1909), le projet par le duo Aragon-Breton d’une bibliothèque philosophique (1922), la bataille de l’esprit entre surréalistes et le groupe Philosophies (1925) et la solide étude d’Héraclite (1927), laissent entendre que le poète Aragon a l’étoffe d’un philosophe. On peut avancer à ce sujet cet indice : quand il publie dans L’Information d’Extrême-Orient du 28 janvier 1924 un article nécrologique sur Maurice Barrès, Aragon est présenté par le journal comme un disciple de Barrès et un « philosophe de grande valeur ».

     

    La formation philosophique d’Aragon

    Quand ils se rencontrent en septembre 1917, Aragon et Breton sont des lecteurs assidus de Maurice Barrès. L’année suivante, ils deviendront des fidèles d’Isidore Ducasse. Le duo Aragon-Breton édifiera son projet philosophique à partir des romans de Barrès et des maximes de Ducasse

    En 1897, Maurice Barrès publie Les Déracinés. Ce roman en partie autobiographique décrit l’effet de sidération du cours de philosophie de Paul Bouteiller sur sept élèves du lycée de Nancy, qui en sortent tout éblouis et étourdis, stimulés et marqués à vie. (Paul Bouteiller a pour modèle Auguste Burdeau, le professeur de philosophie de Maurice Barrès d’octobre 1879 à janvier 1880.) Personnalité républicaine, ce professeur éloquent qui étend son charme et son autorité sur toute la classe, représente, par la vigueur et le contenu de son enseignement, le prototype du philosophe moderne. Bousculant le programme officiel reposant sur les auteurs latins et français, il met l’accent sur les penseurs présocratiques, comme Héraclite, et les philosophes allemands, tels que Kant, Fichte et Hegel.

    Mais les élèves, ayant vu défiler au galop l’histoire de la philosophie, vont ressentir, après l’émerveillement devant cette profusion d’idées, un effarement et une désillusion. Les certitudes des philosophes qui semblaient s’étayer les unes sur les autres finissent par s’effondrer comme un château de cartes. Car tout dans l’enseignement de Bouteiller est fait pour aboutir, via la critique kantienne de la métaphysique, à l’écroulement des certitudes et au chavirement des esprits. Nous ne pouvons jamais dépasser, si ce n’est de façon spéculative, les limites de l’expérience. Le monde, le moi et Dieu sont hors de notre portée. Et c’est Kant, le moraliste, qui sert alors de recours. Le professeur de philosophie, qui avait enthousiasmé ses élèves, pour les plonger ensuite dans le désarroi, leur offre in extremis la loi morale comme planche de salut. Tout le récit des Déracinés sera ponctué par diverses formulations de l’impératif catégorique.

    Dans le sillage de Paul Bouteiller, sept bacheliers de Nancy se déracineront à Paris. Ils y formeront une bande et connaîtront des fortunes diverses puisque deux d’entre eux seront acculés à commettre un crime crapuleux. Tandis que l’un des deux jeunes assassins sera guillotiné, Paul Bouteiller retournera à Nancy pour y être élu député. Tel est, mêlé au fil rouge de la morale de Kant, le fil dramatique des Déracinés.

     

    Chapitre premier des Déracinés. Après avoir jonglé avec diverses antinomies et entraîné ses élèves lorrains dans le « scepticisme absolu », Paul Bouteiller, le 8 janvier 1880, marque un grand coup en commentant la page sublime de Kant affirmant que « deux choses comblent l’âme d’une admiration et d’un respect toujours renaissants […] : le ciel étoilé au-dessus de nous, la loi morale au-dedans. » C’est dans ce contexte, que Barrès compare sa propre génération aux générations précédentes, celle de Théodore Jouffroy qui avait perdu la foi lors d’une nuit d’angoisse et celle d’Ernest Renan qui tentait d’appliquer aux religions une démarche critique ou scientifique. Pour le romancier, l’état d’esprit qu’il partageait avec ses condisciples du lycée de Nancy « n’avait rien de commun avec les angoisses d’un Jouffroy ou les balancements d’un Renan. La grande affaire pour les générations précédentes fut le passage de l’absolu au relatif ; il s’agit aujourd’hui de passer des certitudes à la négation sans y perdre toute valeur morale. »

    Début décembre 1920, Breton note dans son Carnet un propos d’Aragon : « le collectivisme et l’individualisme sans doute ne s’opposent pas », une idée tirée de la plaquette de Barrès De Hegel à la cantine du Nord. Breton inscrit à la même date la phrase des Déracinés sur les générations : « La grande affaire pour les générations précédentes fut le passage de l’absolu au relatif ; il s’agit aujourd’hui de passer des certitudes à la négation sans y perdre toute valeur morale. » Le 20 décembre 1920, dans sa première longue lettre à Jacques Doucet, il déclare : « Je pense d’accord avec Barrès, que “la grande affaire pour les générations précédentes fut le passage de l’absolu au relatif ” et qu’ “il s’agit aujourd’hui de passer des certitudes à la négation sans y perdre toute valeur morale.” […] La question morale me préoccupe. » Cette citation portant sur les générations qui précédaient Barrès et désormais sur les générations qui précèdent Aragon et Breton, sera reprise une troisième fois par Breton, à la fin de son réquisitoire lors du procès Barrès du 13 mai 1921 et une quatrième fois dans La Confession dédaigneuse. Le procès Barrès, où l’auteur du Culte du moi est poursuivi pour attentat à la sûreté de l’esprit, n’est pas un procès dada. Il marque le point de départ de la révolution de l’esprit conduite par le duo Aragon-Breton.

    Le chapitre premier des Déracinés est une mine. De même que Breton est entiché de la phrase sur les générations, Aragon va exploiter la page sublime de Kant sur l’admiration de l’infini en nous et hors de nous, puisqu’il choisit « Le Ciel étoilé » comme titre de chronique dans Paris-Journal en novembre 1923.

    Dans les Pages choisies de Maurice Barrès, l’abbé Brémond met en valeur Les Déracinés et le premier chapitre en particulier. Dans son introduction, il affirme que le véritable héros de Barrès, loin devant Renan, Sainte-Beuve, Taine ou Napoléon, s’appelle Paul Bouteiller. Car Barrès ne doit ses émotions les plus troublantes ni aux poètes, ni à Venise, ni à Tolède mais à sa classe de philosophie où son adolescence s’enivra « d’une poésie qui ressemblait à de l’épouvante ». Selon Brémond, « Bouteiller, son professeur de métaphysique, l’a marqué d’une empreinte que Napoléon, son professeur d’énergie, n’effacera point. » Dans Les Lettres françaises du 16 décembre 1948, Aragon déclare à propos de l’anthologie de Barrès : « La lecture de ce livre fut pour moi un grand coup de soleil, et il n’est pas exagéré de dire qu’elle décida de l’orientation de ma vie. » En 1968, quand il se confie à Dominique Arban, il est toujours hanté par cette anthologie, par Paul Bouteiller et Kant : « Il y avait des choses prises dans toute l’œuvre de Barrès ; parmi les textes qui m’ont le plus frappé, ce passage des Déracinés où, à la rentrée, l’enfant Sturel suit le cours de philosophie de Bouteiller, là où il cite Kant, et la phrase sur “le ciel étoilé”, dont vous retrouverez trace dans un nombre incroyable de mes textes ultérieurs. » Disons enfin qu’on trouve dans cette anthologie une page relative aux années de collège de Barrès, dans laquelle ce dernier accorde rétrospectivement un rôle formateur et consolateur à une anthologie des prosateurs du XIXe siècle, un « gros volume bleuâtre ». Or, à cette anthologie chérie par le jeune Barrès répondra « le livre broché bleu pâle » reçu comme prix et adulé toute sa vie par Aragon.

     

    Aragon philosophe incompréhensibiliste ?

    En avril et en mai 1919, Breton publie Poésies I et II dans Littérature. Les surréalistes vont beaucoup méditer la sentence « Il n’y a rien d’incompréhensible » mais aussi ce passage : « Les jugements sur la poésie ont plus de valeur que la poésie. La philosophie, ainsi comprise, englobe la poésie. La poésie ne pourra pas se passer de la philosophie. La philosophie pourra se passer de la poésie. » Le duo Aragon et Breton, redevable envers Maurice Barrès de sa formation philosophique, élabore un projet philosophique sous l’impulsion d’Isidore Ducasse. Dans Littérature n° 13 de mai 1920, sous le titre « Moi », Aragon corrige à sa manière la formule de Ducasse « Il n’y a rien d’incompréhensible ». Sous couvert d’un manifeste dada, il développe une conception solipsiste assez proche de l’idéalisme de Berkeley, Fichte ou Schelling. Ce texte qui sera inséré dans Les Aventures de Télémaque peut être résumé en quatre points :

    1. « Tout ce qui n’est pas moi est incompréhensible. »

    2. « Il n’y a que moi au monde […] »

    3. « Je porte dans mon gousset gauche mon portrait très ressemblant : c’est une montre en acier bruni. Elle parle, elle marque le temps, et elle n’y comprend rien. »

    4. « Tout ce qui est moi est incompréhensible. »

    Aragon se définit en somme comme « incompréhensibiliste ». Or comme s’il en avait eu l’intuition, il se met au diapason d’Isidore Ducasse qui en 1864-1865, en classe de philosophie au lycée de Pau, avait inscrit sur la page de garde d’un livre de morale (Esquisses de philosophie morale de Dugald Stewart), cette mention plutôt inattendue : « Ducasse philosophe incompréhensibiliste ». Cette mention, inconnue des surréalistes, a été découverte en 1994 par le ducassien Jean-Pierre Lassalle. Chez Ducasse, tout se joue entre l’incompréhensibilisme des Chants de Maldoror et le compréhensibilisme, le « il n’y a rien d’incompréhensible » de Poésies. Ce clivage présent chez Ducasse comme chez Barrès, est constitutif du projet philosophique surréaliste ; on le perçoit dès le premier message automatique entendu par Breton, « Il y a un homme coupé en deux par la fenêtre » comme dans la formule des Déracinées adoptée par Aragon et Breton : « il s’agit aujourd’hui de passer des certitudes à la négation sans y perdre toute valeur morale ». Le duo Aragon-Breton mettra le monde extérieur à l’épreuve du doute. Il affichera un antiréalisme dans le Manifeste du surréalisme, Une vague de rêves, l’Introduction au Discours sur le peu de réalité ou Le Paysan de Paris. Son idéalisme absolu oscillera alors entre l’immatérialisme de Berkeley, l’idéalisme magique de Novalis et l’idéalisme transcendantal de Schelling. Le duo penchera aussi du côté du sensualiste et nominaliste Condillac.

    Aragon a au moins retenu de son professeur de philosophie Pierre Tisserand que le syllogisme est un raisonnement à deux prémisses débouchant sur une conclusion. Avec les quatre propositions existantes, l’universelle affirmative (A), l’universelle négative (E), la particulière affirmative (I) et la particulière négative (O), on peut dresser un tableau exhaustif des 64 modes du syllogisme dont on ne retiendra au bout du compte que les modes concluants (sachant qu’il existe aussi quatre figures). Dans Littérature de juin 1920, alors qu’il recense Poésie Ron-Ron de Picabia, Aragon aborde à brûle-pourpoint la question du syllogisme et dresse justement ce tableau des 64 combinaisons possibles, en prenant soin de noter les modes concluants en italique (AAA, AAI, AEE, AII, AOO, EAE, EAO, EIO, IAI, OAO). Et il en tire ce sublime aphorisme : « La raison n’a que quatre voyelles ».

    Aragon cependant ne jette pas le bébé Philosophie avec l’eau du bain rationaliste. En juillet 1925, il publie « Note sur la liberté » dans La Révolution surréaliste. Il est familier de Schelling, alors que de son côté, Georges Politzer achève de traduire Recherches philosophiques sur l’essence de la liberté humaine. Aragon souligne la solide intrication des concepts de liberté et de système philosophique : « Là où il n’y a pas de système philosophique, le mot liberté devient insensé. Qu’on me montre, au vrai, ce point de l’esprit qui ne suppose pas un système philosophique. Et je dirai plus : là même où il y a un système philosophique, et n’importe quel système, et un système nouveau que je n’ai point envisagé, là encore le mot liberté prend un sens, et pas n’importe quel sens, un sens toujours le même, unique, parce que n’importe quel système n’est jamais, (si contraire en apparence qu’il lui soit,) qu’une élaboration de l’idée, une idéation, suppose donc au-delà des suppositions le système idéaliste, et ses développements, ses retours, ses solutions, où apparaît dans le jour de l’idée, l’idée de la liberté, qui est la liberté même. » Puis ouvrant une parenthèse, Aragon poursuit dans sa lancée et maintient sa foi en la nécessité de l’idéation et d’un idéalisme absolu : « (Remarquez que raisonnant ainsi pour chaque idée, j’affirme qu’il n’y a pas d’autre système philosophique que l’idéalisme, ou qu’il faut que les mots ne portent plus sens, et alors taisez-vous.) »

    Aragon nominaliste absolu

    Dans Une vague de rêves, Aragon met d’emblée l’accent sur ce moment singulier où la machine intellectuelle patine, les instruments de perception déraillent, le système mnésique défaille, où tout se dérègle. Il n’y aurait rien de plus exaltant, selon lui, que ce moment de perte, de déprise, de vertige. Un moment égarant qui aurait son équivalent dans l’invitation au suicide. En perdant le fil de sa vie, Aragon découvre une durée interstitielle logée dans son moi et qui outrepasse son moi : « Alors je saisis en moi l’occasionnel ». Et il en conclut : « l’occasionnel c’est moi ».

    Fort de cette affirmation, « l’occasionnel c’est moi », Aragon peut passer au crible les pratiques philosophiques. Il décèle dans la spéculation la plus pure l’existence d’un axiome dérobé à un système oublié. Les philosophes auraient plus ou moins divagué et n’auraient jamais rien construit d’entièrement rationnel et neuf. Ils ont toujours pillé quelque principe chez des penseurs antérieurs. C’est pourquoi ils se contentent de vérités partielles. Après cette mise au point, Aragon énumère les trois adages ou principes philosophiques qui alimentent les croyances de ses contemporains.

    Premier adage, la formule spinoziste « la tendance de tout être à persévérer dans son être ». Aragon éclaire la formule en indiquant que la vie ne se perpétue pas en se différenciant continûment et que la mort ne se répand pas en se répétant indéfiniment, mais que ce sont les rêves ou les illusions qui déferlent et se relaient par vagues.

    Deuxième adage, « l’expression péjorative “entaché de finalisme” », une formule d’attaque servant à terrasser n’importe quel adversaire. En citant l’adage, Aragon ne pense pas honorer le providentialisme ni même la théorie de l’harmonie préétablie de Leibniz reprise par Ravaisson, il entend se démarquer des idées matérialistes qu’il juge dominantes, oppressantes ou encombrantes.

    Troisième adage, cette phrase plaisante par laquelle démarre toute rumination intellectuelle : « Écartons un instant le voile des mots. » Aragon vise ici George Berkeley et son héritier Henri Bergson. Il s’accorde en fait avec Berkeley pour dire que les mots qui se rangent sous la bannière des idées abstraites ou générales sèment la confusion et nous éloignent du même coup de la langue commune et du sens commun.

    En résumé, à la persévération de l’être, Aragon oppose l’évanouissement de l’existence ou le moi occasionnel. Aux mécanistes qui n’ont que mépris pour le finalisme, il réplique que lui-même n’éprouve jamais autant l’intensité de l’existence que lorsque son « esprit se déprend un peu de la mécanique humaine ». Quant au voile des mots, qu’il ne confond pas avec le voile des apparences, Aragon entend le subordonner au principe purement nominaliste « Il n’y a de pensée que dans les mots ».

    Aragon déblaye les notions philosophiques qui font obstacle à la découverte du concept de surréalité. L’esprit n’a pas affaire à des choses, comme le croient les réalistes. L’esprit saisit une multitude de relations, dont celle de réalité. Il saisit surtout d’autres relations comme « le hasard, l’illusion, le fantastique, le rêve », qui peuvent être rangées sous le concept de surréalité. La surréalité est cette expérience de l’occasionnel ou du sans fil de la vie éprouvé par un je transcendantal découvrant qu’une parole sourd du sommeil, que des images affluent sous la vitesse de l’écriture, que l’on peut prophétiser plongé dans le sommeil ou les yeux grands ouverts, que tout paraît transfiguré en déambulant dans la ville et en errant sur les routes, qu’on assiste alors à d’étranges coïncidences, qu’un simple récit de rêve peut ressembler à du jamais vu et du jamais entendu, et enfin que toutes les inventions, des plus techniques aux plus anodines, possèdent le décoiffé du rêve et la désinvolture de l’humour. La surréalité n’est pas le terme ou la synthèse d’un processus réel ou rationnel. Le surréel se démarque autant du réel que de la raison. La surréalité est plutôt une idéalité. C’est la découverte d’une « matière mentale » étrangère à la pensée rationnelle. L’antiréalisme et l’antimatérialisme qu’Aragon partage avec Breton le mettent sur la voie de Berkeley. Aragon décèle dans la « matière mentale » l’expression même du vocabulaire, la puissance du langage et de l’écriture. La pensée ne prend pas sa source dans la raison mais dans les mots : « il n’y a pas de pensée hors des mots, tout le surréalisme étaye cette proposition. »

    Aragon peut sortir de sa poche le concept de nominalisme absolu. Après avoir noté que l’expérimentation surréaliste rendait indiscernables la veille et le sommeil, la sensation et l’hallucination, la matière et l’image, Aragon en vient à l’activité de l’esprit consacrée aux idées et aux mots. Il détecte alors le pouvoir des mots sur les idées. D’habitude, les mots sont subordonnés aux idées, parfois même on les subordonne aux choses. Pour leur part, les surréalistes découvrent à l’œuvre dans la « matière mentale » toute une matière verbale. D’où cette phrase d’Une vague de rêves qui dit l’engagement des surréalistes en faveur d’un nominalisme très proche de celui de Berkeley : « Le nominalisme absolu trouvait dans le surréalisme une démonstration éclatante, et cette matière mentale dont je parlais, il nous apparaissait enfin qu’elle était le vocabulaire même ». Pour Aragon, les images contiennent le secret des choses. En quoi, il est idéaliste. Mais, de cette pensée par images, ce sont les mots qui en détiennent la clef. Ce en quoi, Aragon est un nominaliste absolu. Une vague de rêves, dont le lyrisme n’étouffe pas la réflexion, est un essai philosophique montrant ou démontrant que nous pensons ou éprouvons le monde à travers des images concrètes, des images qui sont l’œuvre concrète du langage.

    Le songe du métaphysicien

    « Le Songe du Paysan », le finale du Paysan de Paris, est un morceau de choix philosophique. Aragon prend comme point de départ ce constat : « Il y a dans le monde un désordre impensable ». Traduction : « le monde est un vaste bordel ». Pourquoi Aragon a-t-il commencé sa méditation métaphysique par l’idée de désordre ? Il a sans doute voulu prolonger la longue citation de Kant sur le cinabre tantôt rouge tantôt noir en marquant bien que le philosophe, raisonnant comme un homme ordinaire, n’a pas su affronter l’à vau-l’eau du divers sensible et qu’il s’est même résolu à crier : « Ce sera moi ou le chaos ! ». Après avoir réhabilité l’idée de désordre, Aragon s’attaque à l’idée de Dieu, ajoutant son grain de sel à l’enquête sur Dieu de la revue Philosophies. L’idée de Dieu n’est nullement un principe métaphysique ; elle est le produit d’une défaillance psychologique due à la paresse ou au renoncement. Aragon verse ensuite une douche froide sur le système hégélien. Comme il garde en tête l’idée classique que la logique n’est qu’un auxiliaire, il pointe l’hypertrophie logique de la dialectique hégélienne. Aragon peut alors définir l’objet de la métaphysique. Il promeut l’intuition intellectuelle et défend mordicus la discipline métaphysique : « La notion, ou connaissance du concret, est donc l’objet de la métaphysique. C’est à l’apercevoir du concret que tend le mouvement de l’esprit. On ne peut imaginer un esprit dont la fin ne soit pas la métaphysique. »

    Aragon confesse que le procès de sa pensée et le cours de sa vie amoureuse sont concomitants. Quand ses amis surréalistes ont senti qu’il traversait une mauvaise passe, ils n’ont pas compris qu’il était dans une impasse philosophique : « Ils n’ont jamais soupçonné que ce fût le manque de perspective métaphysique qui me confondait à ce point. » Mais jusqu’où la marche de son esprit a-t-elle conduit l’apprenti philosophe ? Cela l’a mené à la sphère de la notion, mais une notion qui se nomme image et se situe aux antipodes de la science et de la logique. L’image n’a rien à voir non plus avec le réel, produit d’un sentiment illusoire ou d’un jugement abstrait. En un mot, l’image est concrète ou du moins elle est « la plus grande conscience possible du concret. » D’ailleurs on ne pense que par images. L’imagination déborde l’intelligence. Certes, les images qu’on emploie habituellement ont un faible pouvoir de concrétion. Mais il n’en va pas de même avec l’image poétique ou surréaliste que l’esprit imagine, délivre ou invente. Mieux encore, « l’image est la voie de toute connaissance. » L’image possède un statut au moins égal à celui de l’idée, ce qui garantit son mode de développement et sa valeur noétique. Aragon affirme alors sans ambages que l’image « est la loi dans le domaine de l’abstraction, le fait dans celui de l’événement, la connaissance dans le concret », énonçant là un théorème préfigurant la longue série d’aphorismes par laquelle s’achève le Songe du Paysan.

    Chez Aragon, intuitionnisme et solipsisme se conjuguent avec un nominalisme absolu : «  le fait n’est point dans l’objet mais dans le sujet : le fait n’existe qu’en fonction du temps, c’est-à-dire du langage. » Au fond, la méditation du métaphysicien Aragon, commençant par l’idée de désordre, a un léger accent bergsonien. Dans sa volonté de ruiner l’idée de Dieu, elle entend moquer les petits copains de Philosophies. Quand elle fait le tri entre Emmanuel Kant et Auguste Comte, elle adresse de grands coups de chapeau à Emmanuel ainsi qu’à Schelling. Mais surtout elle se démarque de Hegel en tirant à vue sur sa logique dialectique, tout en lui empruntant des mots et des tics. Comment expliquer le débordement d’amour pour la métaphysique ? Éros philosophique ou amour éternel d’une femme ?  Il s’agit en fait d’honorer la « métaphysique », non le mot consacré des métaphysiciens mais le mot sacré de Giorgio de Chirico, qui a peint sur la toile des épures de rêve, des images hallucinatoires et concrètes.

    La raison n’a que quatre voyelles. Elle ne peut égaler le nominaliste absolu qui fait vivre et mourir sous nos yeux trois noms significatifs. En jouant des soufflets d’un accordéon bleu sur lequel s’étale le mot « PESSIMISME », Aragon donne à lire toutes les versions possibles du mot « PESSIMISME », complet ou incomplet, avec voyelles ou non, avec consonnes ou non. Quant au mot « ÉPHÉMÈRE », cette divinité polymorphe aux syllabes prophétiques, Aragon pastichant Desnos parodiant Duchamp y découvre les accents mêmes de la modernité : « ÉPHÉMÈRE / F.M.R  / (folie – mort – rêverie) / Les faits m’errent / […] ». Enfin, quand chacun des trois couplets de la fable « Les Réalités » s’achève sur le vers : « La ré la ré la réalité », tandis que le coda déconstruit le mot et déclare la chose abolie : « Ité ité la réa / Ité ité la réalité / La réa la réa / Té té La réa / Li / Té La réalité / Il y avait une fois la RÉALITÉ », on peut penser qu’un coup fatal est porté à la fable de la réalité.

    Georges Sebbag

     

     

     

    Lectures utiles

    Georges Sebbag, Potence avec paratonnerre, Surréalisme et philosophie, Hermann, 2012.

    Georges Sebbag, Philosophies surréalistes, Nouvelles éditions Place, 2107.

    Luc Vigier, « Métaphysique du surréalisme » [recension de G. Sebbag, Potence avec paratonnerre], La Nouvelle Quinzaine littéraire, n° 1183, 16 novembre 2017. 

     

     

     

     

     

     

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