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Jean-François Rabain: Aragon et la représentation de l'absence (texte intégral)
Aragon et la représentation de l’absence.
Philosopher avec Aragon
Séminaire de l’ENS du 2 février 2019
J.F. Rabain
« J’aurais voulu parler de cela sans image
Des amis des amours de ce qu’il en advint
Montrer ce monde et ces visages
Dans la couleur des années vingt (…)
Nous qui disions tout haut ce que les autres turent
L’outrage pour soleil et pour loi le défi
Opposant l’injure à l’injure
Et le rêve aux philosophies »
Aragon Le roman inachevé.
Je remercie Daniel Bougnoux et Luc Vigier de m’avoir invité à cette journée. N’étant ni philosophe ni spécialiste d’Aragon mais pédo-psychiatre et psychanalyste, je vais donc parcourir certaines pages de l’écrivain qui interrogent ma discipline en essayant de ne pas développer des perspectives trop réductrices. Je vais d’abord vous lire le poème Les lilas que l’on trouve dans Le fou d’Elsa, poème qui est à la suite de Contre-chant. Je le lis tout à fait platement.
Les lilas
Je rêve et je me réveille
Dans une odeur de lilas
De quel côté du sommeil
T'ai-je ici laissé ou là
Je dormais dans ta mémoire
Et tu m'oubliais tout bas
Ou c'était l'inverse histoire
Etais-je où tu n'étais pas
Je me rendors pour t'atteindre
Au pays que tu songeas
Rien n'y fait que fuir et feindre
Toi tu l'as quitté déjà
Dans la vie ou dans le songe
Tout a cet étrange éclat
Du parfum qui se prolonge
Et d'un chant qui s'envola
O claire nuit jour obscur
Mon absente entre mes bras
Et rien d'autre en moi ne dure
Que ce que tu murmuras
Ce poème qui l’on trouve dans Le fou d’Elsa et qui a été chanté par Jean Ferrat, a l’allure d’un chant, d’une mélodie, avec ses rimes croisées, ses rimes en « a « (les lilas, le lit/là, qui rappelle le nom Elsa). La récurrence de la sonorité « a » qui se répète au 2e et 4e vers de chaque strophe apporte à l’énoncé, une douceur, un rythme, qui évoque le maternel.
Par ailleurs, le poème est construit tout entier sur une série d’alternances, de retournements, d’opposition et d’inversion. Il utilise l’oxymore (« O claire nuit, jour obscur »). Cette syntaxe particulière évoque celle du rêve qui ignore la négation et utilise également le double retournement, le renversement dans le contraire et le retournement sur la personne propre. Le poème semble se placer entre la veille et le sommeil, entre le songe et le réveil (« Je rêve et je me réveille », « Je me rendors pour t’atteindre »).
De même, les inversions des pronoms personnels, les constants retournements entre le Je et le tu, les différentes oppositions et inversions, donnent l’idée d’une confusion entre le moi et le non-moi (« Je dormais dans ta mémoire. Etais-je où tu n’étais pas. »). La femme à laquelle s’adresse le poète semble insaisissable, inaccessible. Est-elle un fantôme ? Apparaît-elle en rêve (« Je me rendors pour t’atteindre ») ou en hallucination ? Son image ne peut être saisie et pourtant sa présence hante le poète à travers cette absence même (« Mon absente entre mes bras »).
1/ Pour le psychanalyste, cette évocation de l’absence par le poète évoque l’hallucination négative, que l’on peut définir comme la représentation de l’absence de représentation. André Green a fait remarquer que cette définition est sujette à l’ambiguïté dans la mesure où elle tend à entretenir une confusion entre représentation et perception. L’hallucination positive est une perception sans objet. A l’inverse, l’hallucination négative est la non-perception d’un objet ou d’un phénomène psychique perceptible. Il s’agit donc d’un phénomène d’effacement de ce qui devrait être perçu. Le terme « absence » est, d’ailleurs, lui même susceptible de réévaluation dans la mesure où absence, perte, non-existence par non-perception, sont des catégories que l’on a intérêt à maintenir distinctes.1
On trouve cette idée de l’absence et de la disparition dans le miroir dans de nombreuses pages ou poèmes d’Aragon.
Citons encore Le fou d’Elsa :
« Comme une étoffe déchirée
On vit ensemble séparés
Dans mes bras je te tiens absente
Et la blessure de durer
Faut-il si profond qu’on la sente » 2
Dans La mise à mort Antoine (sans h au début du roman) a le sentiment qu’il a perdu son image dans la glace. « Un homme qui n’a plus d’ombre, c’est un scandale quand on s’en aperçoit. (Mais) personne ne voit que vous n’avez plus de reflet dans le miroir », écrit Aragon au début du roman (p.12). L’auteur écrit encore : « Il a vu Fougère derrière lui, je veux dire Fougère sans lui dans le miroir » (p. 14).
Une patiente de Winnicott disait : « Ce serait terrible, n’est-ce pas, si, en se regardant dans le miroir, on ne voyait rien ? ». Le psychanalyste et pédiatre anglais cite cette remarque dans un texte célèbre où il explique que le premier miroir est le visage de la mère. « Que voit le bébé quand il tourne son regard vers le visage de sa mère ? Ce qu’il voit, c’est lui-même », écrit-il. Un bébé, en effet, ça n’existe pas sans un environnement qui réfléchit. C’est à travers les soins et le regard de la mère, reflétant ce qu’elle voit, que le sentiment de continuité de l’existence peut s’établir. Il n’y a pas de vie sans reflet ou sans écho. Narcisse meurt sans pouvoir entendre la voix de la nymphe Echo.
L’ensemble des recherches actuelles sur les premiers temps de la vie psychique donne sa pleine valeur à l’hypothèse de Winnicott d’une mère fonctionnant comme miroir primaire des états internes du bébé. Cette fonction miroir est nécessaire pour que le bébé puisse entrer en relation avec son propre monde affectif, voire représentatif. Le chemin de soi vers soi n’est pas immédiat. D’emblée il passe par l’autre pour se constituer.
Si la mère est déprimée, défaillante ou chaotique, le bébé organise son retrait pour se défendre. Le visage de la mère alors n’est plus un miroir. La perception (factuelle) prend la place de l’aperception (avec un « l » apostrophe) qui est la conscience réfléchie de l’objet de perception. « Si le visage de la mère ne répond pas, le miroir devient alors quelque chose que l’on peut regarder, mais dans lequel on ne peut se regarder, écrit Winnicott.3
La mise à mort est donc le roman d’un homme qui a perdu son image. « Quel est le sujet de mon livre ? L’homme qui a perdu son image », écrit Aragon (p. 24). « Ici commence, mon amour, l’histoire du miroir sans tain », écrit-il (p.153). Le roman devient miroir avec ses doubles et ses ombres invisibles. « J’écris un livre sur le roman. Mais c’est un roman en même temps qui est un miroir. Pas un miroir, comme disait Stendhal qui promenait le sien sur les routes. Un miroir devant lequel je suis et ne m’y vois pas ».4
On peut considérer cette non-perception, cette hallucination négative, comme un effet du travail du négatif. Cette notion de négatif n’est pas une catégorie pathologique. Dans la théorie freudienne, on la trouve dans la notion d’inconscient, de refoulement, de négation, de forclusion ou de rejet, de déni/clivage, voire de névrose comme négatif de la perversion ou d’instinct de mort opposé à Eros, l’instinct de vie, etc... Si l’on suit le fil de l’œuvre de Freud, l’idée non plus seulement du négatif mais d’un travail de négatif (analogue au travail du rêve ou au travail du deuil) apparaît dans le concept de défense. La théorie du refoulement (verdrängnung) illustre ce travail du négatif.
La notion d’hallucination négative pose la question de la représentation. Définie comme « la représentation de l’absence de représentation », l’hallucination négative de la mère constitue la catégorie intrapsychique de l’absence, condition de possibilité et support de la représentation. L’absence est une catégorie intermédiaire entre la présence et la perte. Elle ouvre à l’articulation des dimensions intrapsychiques et intersubjectives. (…) Une telle théorisation introduit l’irreprésentable non plus seulement comme une limite à la liaison représentative ou figurative, mais comme une altérité radicale de la représentation : son autre complémentaire ou antagoniste. 5,6 L’irreprésentable correspond ici au blanc de l’hallucination négative comme expression du désinvestissement, expression - liée ou déliée - de la pulsion de mort.
Une des applications les plus fécondes du concept d’hallucination négative, qui ne concerne pas la psychopathologie mais est partie intégrante de la normalité, est de concevoir la situation décrite par Winnicott du holding, de l’enfant dans les bras de sa mère, comme structure encadrante dont le souvenir restera lorsque la perception de la mère ne sera plus disponible du fait de son absence. « L’enfant intériorise l’absence de la mère et non l’objet » dit Julia Kristéva. 7 D’où cette formule d’André Green : « La mère est prise dans le cadre vide de l’hallucination négative et devient structure encadrante pour le sujet lui-même ». (Green 1967) 8
Pour définir cette clinique du négatif, Winnicott a donné l’exemple d’une patiente qui lui explique que la couverture qui n’est pas là sur le divan et dont elle pourrait s’envelopper, est pour elle plus réelle que la couverture que son psychanalyste pourrait lui apporter. La seule chose réelle, pour elle, est la lacune, l’absence, le vide, ou l’amnésie. Son précédent analyste, dit-elle, sera toujours pour elle plus important que son psychanalyste actuel. « Son négatif est plus réel que votre positif » dit-elle à Winnicott. « La chose réelle, est la chose qui n’est pas là ». Cette patiente disait aussi : « Tout ce que j’ai, c’est ce que je n’ai pas ». « Le négatif est donc la seule chose positive », commente Winnicott.9 Ce négatif est donc une présence dans le réel. Le sujet est fixé au négatif comme porteur de la seule réalité. « Dans ce cas, désormais seul ce qui est négatif sera réel, et, par la suite, il importera peu que l’objet soit ou ne soit pas là. Etant là, c’est encore comme s’il ne l’était pas puisque le négatif aura imprimé sa marque de manière indélébile sur la psyché ». 10
Autre exemple donné par le psychanalyste, celui des enfants évacués de Londres en 1940 pendant le blitz. Certains de ces enfants n’appelaient jamais les adultes qui les avaient recueillis, oncle et tante, comme c’était la coutume. C’était pour eux leur façon de se souvenir sous une forme négative de leur père et de leur mère.
Tous ces exemples de négatif se réfèrent au manque et à l’absence. Cependant, au lieu de se référer à un simple vide ou à quelque chose d’absent, le manque devient ici le substrat de ce qui est réel. On peut facilement, ici, faire la différence entre ce qui a été effacé et qui a subi une hallucination négative et ce qui n’a été qu’oublié ou refoulé.
D’autres formes cliniques du négatif sont plus impressionnantes. (« Je ne peux penser à rien quand vous n’êtes pas là », dit une patiente). Le sentiment de l’absence équivaut alors à un sentiment de perte. L’absence est accompagnée par la perte de l’espoir de retrouver l’objet. Ces cas illustrent ce que Green a décrit comme déliaison subjectale du moi.11 Cette clinique de l’absence et du vide relève du travail du négatif. Elle renvoie à des désordres de l’économie narcissique qui touche au sentiment d’existence du moi. Il existe ici un danger d’autodisparition du moi.12 On peut se demander si la poétique des reflets chez Aragon, poussée à son extrême, ne le conduit pas - dans certaines pages de Blanche ou l’oubli notamment - à une forme d’autodissolution du moi et de disparition.
On retrouve ce thème de la disparition dans le miroir dans de nombreuses pages ou poèmes d’Aragon. Beaucoup ont trait également à l’identité ou à l’apparition d’un double.
L’incipit de La mise à mort s’ouvre sur un paradoxe : « Il l’avait d’abord appelé Madame, et toi le même soir, Aube au matin ». L’écrivain n’en n’a jamais fini avec les masques et les figures du dédoublement. Antoine, Alfred, Christian ? Aragon écrit dans Après-dire, à la suite de La mise à mort, qu’Antoine n’est « qu’une face d’un personnage appelé Alfred un peu comme il en va chez Stevenson, du Dr Jekyll et de Mr Hyde » (p. 511). « Antoine et Alfred, je ne l’ai pas fait exprès, mais il faut que je vous explique : pour l’état-civil, je m’appelle Louis, c’était le nom de mon père et c’est tout ce que j’ai hérité de lui, mais pour le Bon Dieu, ma grand-mère maternelle a voulu que je sois baptisé non seulement avec le nom de ma marraine qui s’appelait Marie, mais de deux noms de sa famille à elle, celui de son propre père qui s’appelait Antoine et celui de son frère, mort à dix-neuf ans, Alfred. Si bien que sur mon acte de baptême, je m’appelle Louis, Marie, Antoine, Alfred, c’est comme ça ».
Comment donc nommer et se nommer ? Dans Murmure Aragon écrit : « Je lui en ai donné tant de ces noms-que-je-dis-dans-l’ombre (…), pour me rappeler l’inoubliable, la seule chose au monde inoubliable, tant de noms dans la vie, toujours l’un pour en cacher un autre, pour ce secret de nous-même en plein jour… Y-a-t-il un nom qui soit le vrai ? Le vrai n’est-il pas celui que je lui donne ? Son vrai nom ferait trop se retourner les gens, ce nom qu’on chante, ce nom qui porte le poids de notre vie, alors j’invente. Murmure est son nom nocturne ».
Quel est donc ce nom que l’écrivain ne peut dire ni prononcer ? Ce nom inoubliable, ce nom qu’il faut cacher ? On sait que l’histoire d’Aragon s’est construite sur un mensonge. Sa mère s’est faite passer pour sa sœur et son père pour son parrain. Aragon n’a donc jamais appelé sa mère que par son prénom Marguerite. « Bien sûr, il avait eu quelques doutes à l’adolescence mais qu’il s’était bien gardé d’approfondir », écrit-il dans Le mentir-vrai. « Bien sûr, j’avais pour celle que j’ignorais être ma mère, des façons douces de l’appeler, que je n’aurais pas utilisé devant d’autres, mais cela ne signifiait rien que de la pudeur ».13
Au moment de la mort de sa mère, en 1942, à Cahors, pendant l’Occupation, Aragon écrit ce poème : Le Mot. Le poème est intégralement construit autour du mot maman que l’enfant ne se donna jamais le droit de prononcer.
Le mot n’a pas franchi mes lèvres
Le mot n’a pas touché mon cœur
Est-ce un lait dont la mort nous sèvre
Est-ce une drogue une liqueur
Jamais je ne l’ai dit qu’en songe
Ce lourd secret pèse entre nous
Et tu me vouais au mensonge
A tes genoux
Nous le portions comme une honte
Quand mes yeux n’étaient pas ouverts
Et les tiens à la fin du compte
Demandaient pardon d’être verts
Te nommer ma sœur me désarme
J’ai trop respecté ton chagrin
Le silence a le poids des larmes
Et leur refrain …14
Quelle pouvait donc être la rêverie maternelle de Marguerite Toucas lorsqu’elle tenait son fils Louis dans les bras ? Quels pouvaient être ses sentiments réels à l’égard d’un enfant dont elle disait être la soeur ? Si sa maternité ne fait aucun doute, de quel poids le mensonge familial pouvait-il peser sur leurs relations ?
L’enfant est un chercheur. Aragon, depuis sa toute petite enfance, est passionné par ce qui est secret. Entre 6 et 9 ans, il rédige, écrit-il, 60 petits romans, hélas tous détruits, sauf « Quelle âme divine » qu’il publie en 1924 dans Le libertinage. « J’avais commencé d’écrire et cela pour fixer les secrets que j’aurais pu oublier, et même plus que pour les fixer, pour les susciter, pour provoquer des secrets à écrire », écrit-il. Par la suite, ce seront une multitude d'histoires, de scénarios qui se contredisent et s’éparpillent au sein de l'œuvre du romancier. Aragon ne s’arrête pas d’écrire, de la poésie, des romans. Il raconte sa vie rêvée en utilisant la notion de mentir-vrai qui traduit à la fois son plaisir à dissimuler, à raconter et à inventer. L'énigme de la parole deviendra ensuite pour Aragon l'enchantement de la langue. « Les mots m’ont pris par la main… ».
D’une certaine façon l’enfance d’Aragon rappelle celle de Sartre. Dans Les Mots, Sartre écrit que le destin lui a épargné le complexe d’Œdipe puisqu’il a perdu son père en bas âge et que sa mère lui est apparue comme une grande sœur. « On me dit que c’est ma mère. De moi-même, je la prendrai pour une sœur aînée », écrit-il. (Les Mots p. 20). On connaît ce passage célèbre : « Il n’y a pas de bon père, c’est la règle ; qu’on en tienne pas grief aux hommes mais au lien de paternité qui est pourri. Eut-il vécu mon père se fût couché sur moi de tout son long et m’eût écrasé. Par chance il est mort en bas âge : au milieu des Enées qui portent leurs Anchises, je passe d’une rive à l’autre, seul et détestant ces géniteurs invisibles à cheval sur leurs fils pour toute la vie. (…) Je souscris volontiers au verdict d’un éminent psychanalyste : je n’ai pas de Surmoi ». Sartre s’intéresse moins au parricide qu’à l’inceste, et surtout à l’inceste frère sœur. Il est parfaitement explicite : « Frère en tout cas, j’eusse été incestueux. J’y rêvais. Dérivation ? Camouflage de sentiments interdits. ? C’est bien possible. J’avais une soeur aînée, ma mère et je souhaitais une sœur cadette. Aujourd’hui encore - en 1963 - c’est bien le seul lien de parenté qui m’émeuve. J’ai commis la grave erreur de chercher bien souvent parmi les femmes cette sœur qui n’avait pas eu lieu : débouté, condamné aux dépens ». (p 47). Et Sartre ajoute dans une note : « J’ai longtemps rêvé d’écrire un conte sur deux enfants perdus et discrètement incestueux. On trouverait dans mes écrits des traces de ce fantasme : Oreste et Electre dans Les Mouches, Boris et Ivitch dans Les Chemins de la liberté, Franz et Leni dans Les séquestrés d’Altona. Ce dernier couple est le seul à passer à l’acte. Ce qui me séduisait dans ce lien de famille, c’était moins la tentation amoureuse que l’interdiction de faire l’amour : feu et glace, délices et frustration mêlées, l’inceste me plaisait s’il restait platonique ».15
2/ Le double et l’absent(e).
« Cesse de te regarder dans la glace ! », dit Fougère (p.68). « Quel est le sujet de mon livre ? L’homme qui a perdu son image », écrit Aragon au début de La mise à mort. (p. 24). Dans son roman, Aragon persiste à se décrire comme un homme sans image (p 95) ou comme un homme qui a perdu son image (p.101). Il se voit seul ou en trois dimensions dans le miroir Brot que lui offre son ami Christian Fustel-Schmidt dans sa garçonnière ou encore démultiplié, mais seul, dans le labyrinthe des glaces de Luna-Park. « Je me trouvai soudain seul entre ces images de moi-même », écrit-il (p.93).
Les textes de La mise à mort hésitent entre deux figures. Celle de la perte du reflet dans la glace, cette ombre invisible où toute représentation du sujet s’efface (c’est l’hallucination négative), et la figure du double. A l’homme qui a perdu son image, vient s’opposer l’image du double. Le double vient ici combler l’absence.
Lacan envisage le double à partir de l’expérience du miroir chez l’enfant où s’origine la position aliénée du sujet. Le moi s’identifie et s’éprouve tout d’abord dans le regard de l’autre. Le double apparaît comme une tentative de maintenir par la création d’une image spéculaire la cohésion menacée du moi, il est un appui indispensable à sa construction et à sa cohérence. Mais le double peut apparaître aussi sous la forme d’un double unheimlich, inquiétant et étrange, comme chez Hoffman, Maupassant ou Dostoievski. Identique, différent, idéalisé, diabolisé ou persécuteur, le double a donc de nombreuses variantes possibles.16
Dans La mise à mort, Aragon évoque longuement la figure du More de Venise et le drame de la jalousie qui implique la double figure de Iago et d’Othello. Mais qu’est-ce que la jalousie ? L’angoisse de la perte, de la perte de l’amour donné à un autre ou à une autre, sans doute, mais c’est plus fondamentalement une défaillance du narcissisme, un effondrement du moi face au rival, au double, qui risque bientôt de se changer en persécuteur. La figure du double vient envahir et pénétrer le sujet, le poursuivre partout. Le sujet oscille entre la peur de l’intrusion et l’anéantissement. C’est lorsque apparaît le désir d’anéantissement et que le sujet aspire au zéro, que le dédoublement salvateur advient. La fragilité de l’unité menacée crée sa réplique comme un remède au désespoir. 17
A l’homme qui a perdu son image, Aragon oppose la conception des hommes-doubles de son roman (p. 106), ou des hommes triples aperçus dans le miroir de Brot à trois panneaux. L’homme est double, duplice, ses désirs contradictoires, sadiques et/ou masochiques, il est Dr Jekyll et Mister Hyde, à la fois victime et bourreau, la plaie et le couteau. Ou encore il peut apparaître dans toute sa complexité dans les trois volets du miroir Brot triple que lui tend Christian. « Les glaces peuvent aussi refléter l’âme », écrit Aragon (p 109) et avec Christian, Anthoine et l’écrivain surgissent « trois aspect du même être », écrit Aragon. (p.121).
ELSA apparaît elle-même comme un double. « Derrière toutes ces rêveries théoriques se glisse pour moi une ambition toute autre, celle d’atteindre au delà de mes propres songes, dans la femme que j’aime, la vie fuyante des reflets » écrit Aragon.18 A la disparition dans le miroir, à l’effacement et à cette abdication de soi, est associée l’idée d’une complétude retrouvée dans l’autre. Dans Blanche ou l’oubli, Blanche est devenue un autre soi-même et son évocation se transforme en discours amoureux. « J’ai essayé de ne plus être celui qui parle à la première personne, de ne plus être la première personne. Parce que cela me faisait mal où être amputé de toi ».19 Dans cette fusion/confusion avec l’objet, le moi de l’écrivain semble disparaître. L’idéalisation extrême de l’objet a absorbé toute la libido du moi, dirait Freud.
Cette fascination se retrouve dans le langage. L’amour se noue en écriture. Aragon est fasciné par le DUEL. Dans les langues où le duel existe (le grec ancien, l’hébreu, l’arabe classique), les noms et les verbes possèdent, à coté des formes du singulier et du pluriel, des formes verbales ou nominales spécifiques. Le duel est le langage de la fusion et de la confusion. C’est à propos du duel qu’Aragon écrit ses plus belles pages dans Blanche ou l’oubli : « Il faudrait avoir d’autres mots que ces pauvres pronoms personnels (…) un nous signifiant toi et moi, un nous différent de ce faux pluriel ». (…) « Nous n’avons plus en français le duel qui parlerait au moins pour Blanche et moi…, qui parlerait encore pour Blanche et moi, pour cette lutte où l’homme et la femme, ensemble, sont à la fois deux et un seul, dans l’envahissement, le bourgeonnement des notions, des rapports inventés entre les hommes, et le langage comme le vent qui effrite la pierre oublieuse du volcan... Et l’on ne dirait plus ni je ni toi, nous deux, ni même nous, mais quelque l’on qui serait l’un et l’autre, indivisibles, une syntaxe du lit, de la nuit de nous deux, le grand argot d’aimer où Je s’efface… ».20
Mais, s’identifier au double de soi, à l’autre sexe, n’est-ce pas l’essence même du lien amoureux ? La fascination d’Aragon pour Elsa, son double féminin, en témoigne. « Il ne m’est donné de voir en toi que cette image-femme de moi-même, tu m’es le mur où mon regard finit ». (La mise à mort. p. 154). La féminité du poète se mire en Elsa jusque dans la rime. « Prétendons à la poésie, après tout la rime est miroir, l’une l’autre qui se reflète, et le vers regarde à l’envers », écrit Aragon dans La mise à mort.21 Dans la rime, tout verse et s’inverse. Et si « c’était l’inverse histoire », disent Les lilas. « La confusion des genres concerne au premier chef la réversibilité, bien attestée chez Aragon, du masculin et du féminin », écrit Daniel Bougnoux dans son livre Aragon, la confusion des genres.22 Après la mort d’Elsa, la féminité du poète éclatera, on le sait, avec un statut nouveau.
Aragon s’adresse à Elsa dans de nombreux poèmes au point de disparaître, de s’anéantir en elle. Elsa est inaccessible. « Jamais je ne passerai le seuil de la seconde chambre où tu rêves. Jamais je ne traverserai le faux miroir qui n’est que l’écran entre moi et là bas où tu es vraiment. Derrière le miroir sans tain que dissimules-tu ? ». (p.154)
Elsa, oscille entre présence et absence. « Mon absente entre mes bras… ». « Dans La mise à mort et dans Blanche ou l’oubli, l’écrivain exprime sans cesse sa crainte de perdre la femme qu’il aime. Ou plutôt de l’avoir perdue depuis toujours, de n’avoir jamais pu l’aimer autrement que dans l’épreuve sans fin répétée du manque et l’insistante douleur de l’absence », écrit Philippe Forest. 23 Aragon insiste sur l’espèce de démence sentimentale dont il a toujours été la proie, jaloux d’une femme qui ne peut que se dérober à la passion fusionnelle qu’il lui prête. 24
Comment vivre dans cette absence, comment se retrouver parmi tous ces reflets ? « Le roman (est) ce miroir par quoi je comprends le monde », écrit Aragon. « Tout prend valeur d’être le reflet des fictions, de l’énorme trésor de fictions par quoi depuis toujours rêvent les hommes, et je suis à la fois, Iago, Wilheim Meister, Lancelot, Julien Sorel, Gil Blas, le prince Mychkine, Heathcliff ou qui vous voudrez… », écrit-il.25 En multipliant et en éparpillant les images, Aragon apparaît dans un foisonnement de reflets.
« Dans le miroir j’ai brisé mon visage…
Et le roman s’achève de lui-même
J’ai déchiré ma vie et mon poème
Plus tard plus tard on dira qui je fus »,
Le roman inachevé.
« Je suis un autre » écrit Aragon dans Murmure reprenant l’épigraphe de Rimbaud, « Je ne reconnais plus celui qui parle, cet autre moi, mais un autre à chaque fois que le souvenir vient l’éclairer. Un autre ? Y-a-t-il donc un autre ?», interroge-t-il. Cet « autre » d’Aragon apparaît comme démultiplié, fragmenté, éclaté dans le temps, un temps zeitloss, le hors-temps de l’inconscient. Le roman est comme un songe. « Je ne suis pas seul sur cette terre des songes, où ce qui fut et ce qui sera se confondent en ce qui est », écrit Aragon dans Murmure.26
Terminons ce rapide parcours avec Le contre-chant dont le message crypté n’a pas fini de nous fasciner. « Il y a des miroirs de mots ou d’images. C’est pourquoi est mystère la poésie », dit An-Nadjdi, dont le nom évoque si étrangement Nadja.27
Vainement ton image arrive à ma rencontre
Et ne m’entre où je suis qui seulement la montre
Toi te tournant vers moi tu ne saurais trouver
Au mur de mon regard que ton ombre rêvée
Je suis ce malheureux comparable aux miroirs
Qui peuvent réfléchir mais ne peuvent pas voir
Comme eux mon œil est vide et comme eux habité
De l’absence de toi qui fait sa cécité.
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1 Green A. Idées directrice pour une psychanalyse contemporaine. PUF. 2002. p. 289.
2 Aragon. Le fou d’Elsa. OPC, II, p. 891.
3 Dans ses tableaux, Francis Bacon « se voit lui-même dans le visage de sa mère, mais avec une torsion en lui et en elle, qui nous rend fou, et lui, et nous ». Winnicott. Jeu de réalité. Gallimard. 1975. p. 157
4 Aragon. La mise à mort. Digression du roman comme miroir. Gallimard Folio. (p 182).
5 Fernando Urribari. Postface à Illusions et désillusions du travail psychanalytique. A. Green. Odile Jacob. 2010. p. 257-260. Et Autour de l’œuvre d’André Green de François Richard et Fernando Urribarri. PUF. 2005. p. 207.
6 Green A. Narcissisme de vie et narcissisme de mort. Narcissisme primaire. Structure ou état. 1966. Ed de Minuit. 1983. p. 126. Le travail du négatif. Ed Minuit. 1993. p 282.
7 J. Kristeva in F. Richard et F Urribari. Autour de l’œuvre d’A. Green. PUF. 2005. p. 390.
8 Green A. Idées directrices pour une psychanalyse contemporaine. PUF. 2002. p. 293.
9 Winnicott D. Jeu et réalité Gallimard. p. 36.
10 Green A. Le temps éclaté. Ed de minuit. 2000. p.17.
11 Green A. Illusion et désillusion du travail psychanalytique. Odile Jacob 2010. p. 105.
12 Green A. o.c. p. 295.
13 Aragon. Le mentir-vrai. Gallimard. p. 24.
14 … Puisque tu dors et que leurs rires
Ne peuvent blesser ton sommeil
Permets-moi devant tous de dire
Que le soleil est le soleil
Que si j’ai feint c’est pour toi seule
Jusqu’à la fin fait l’innocent
Pour toi seule jusqu’au linceul
Caché mon sang
J’avais naissant le tort de vivre
J’irai jusqu’au bout de mes torts
La vie est une histoire à suivre
Et la mort en est le remords
Ceux peut-être qui me comprennent
Ne feront pas les triomphants
Car une morte est une reine
A son enfant.
15 Sartre J.P. Les mots. p. 47. On pourra remarquer combien le Surmoi de Sartre, soi-disant inexistant pour Lagache, revient au galop dans ce constat d’inceste platonique.
16 D’assurance de survie, le double devient l’inquiétant (unheimliche) avant coureur de la mort, pour Rank et Freud.
17 « Mais à d’autres moments, le double ne réussit pas à maintenir par la création d’une image spéculaire, la cohésion menacée du moi. Le double se multiplie en une infinité de figures qui le prolongent indéfiniment. C’est le morcellement et c’est tout le caractère illusoire du concept d’identité, que menacent à la fois la tentation du néant et l’infini de la fragmentation ». (A.Green. La déliaison. p. 311)
18 Aragon. La mise à mort. p…
19 Aragon. Blanche ou l’oubli. p. 441.
20 Blanche ou l’oubli. p. 233.
21 Aragon. La mise à mort. p. 187.
22 Bougnoux D. Aragon, la confusion des genres. Gallimard 2012. p. 60
2322 Forest Ph. Aragon. Gallimard. 2015. p. 753.
24 La célébration d’Elsa, son extrême idéalisation, masque mal parfois l’angoisse sous-jacente. Certaines pages de La mise à mort expriment une immense plainte adressée à Elsa, celle de l’incertitude d’être aimé. Dans Fougère ou le miroir tournant, Aragon écrit : « Tu ne m’aimes pas, tu ne m’aimes pas », plus de dix-sept fois en cinq pages en une longue litanie. A travers Elsa, Aragon ne s’adresse-t-il pas à sa mère ? « J’ai depuis toujours cette maladie de cœur. Toi. Et toi tu as l’expression qu’on prend devant un enfant déraisonnable ». (p. 353).
25 Aragon. La mise à mort. p. 272.
26 Aragon. o.c. p. 276.
27 « Tant que miroirs ne sont que d’autrui, sans eux-mêmes pouvoir en autrui se voir, c’est à dire tant que l’autre en toi se voit sans te voir, il n’est que malheur d’aimer », dit An-Nadjdi. Aragon. Le fou d’Elsa. Gallimard. 1963. p. 73.
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