-
Le grand jeu, par Daniel Bougnoux
Le grand jeu
(A propos de Théâtre/Roman)
Aragon a fort peu écrit pour le théâtre : deux courtes pièces essentiellement du Libertinage, d’ailleurs remarquables et malheureusement jamais jouées, que j’ai eu le plaisir d’éditer dans le tome I de la Pléiade. Le terme de théâtre en revanche semble constituer une archi-catégorie de son écriture ou de sa poétique, qui n’intitule pas par hasard son dernier opus majeur, comme s’il voulait par lui dénuder une composante de son œuvre, et en même temps la couronner. D’où notre colloque, et ma propre contribution destinée à mieux cerner cette obsédante théâtralité d’Aragon.
Mais théâtre sous sa plume nomme exactement quoi ? Le plus haut des langages sans doute, comme il est dit page 113 (éd. « L’Imaginaire »), et nous aurons à dire pourquoi ; je proposerai ici une petite typologie ou un échelle des jeux repérable dans ce corpus du dernier roman, qu’on peut graduer depuis le simple débrayage énonciatif jusqu’à une extrême cruauté. Où commence, où s’arrête le jeu, quand l’écriture ou l’amour le compliquent et ne cessent de le relancer ? « J’ai toujours joué. De tout, de tous, avec moi-même. Toute ma vie n’aura été qu’un jeu prolongé » (Blanche ou l’oubli, Folio page 304) : suspendons cette citation à l’ouverture de notre parcours, pour ne pas trop vite donner au jeu un sens restrictif, pour le laisser ouvert, libre de rebondir ou justement de jouer.
Le premier degré où se repère dans notre texte le théâtre concerne les paroles ou les attitudes du comme si, la simple feintise donc qui introduit le conditionnel, comme il est dit du « comme si du jeu (…) ou n’importe quelle relation supposée » (page 510), qui se rattache directement aux pages si fortes de La Mise à mort sur le « Let’s pretend » d’Alice proposant à sa chatte Kitty de jouer aux échecs, ou aux rois et aux reines, où Aragon voit pour sa part le moment ou l’art d’entrer dans le roman, le coup de pouce ou l’incipit qui entrouvre la porte des fables. Cette expression d’Alice est également rapportée, dans La Mise à mort, au « supposing » du serviteur chinois évoqué par Elsa dans A Tahiti (Pléiade V, pages 133-134).
Plus franchement, le théâtre commence avec le débordement ou l’excès de la représentation, et particulièrement ou au premier chef des représentations amoureuses. On sait, notamment par un titre d’Olivier Barbarant, à quel point cette catégorie de l’excès colle à Aragon qui, d’une façon générale, aura été trop, en aura fait des tonnes. Notamment en amour. Cela est bien dit au début du chapitre « Le temps d’Eurianthe », qui revient sur « le théâtre d’aimer. De croire aimer. La femme-miroir. Qu’est-ce qu’on cherche en elle ? Elle ou soi ? Ou simplement le triomphe, un triomphe. Je me joue une pièce à grand spectacle » (p. 149).
Il y a amorce de théâtre troisièmement dès que s’opère un débrayage énonciatif, ou relationnel : distinguons, en précisant. Aragon est souvent revenu sur « la tragédie du vous » (Blanche ou l’oubli) et le drame de paroles sans adresse ; c’est par excellence la situation de celui qui, sur le papier ou devant le trou noir béant au pied de la scène, écrit ou profère ses mots pour tous et pour personne. La parole du comédien exposé en pleine lumière, isolé par cette exhibition même, explicite ou aggrave la solitude de l’auteur qui ne sait pour qui, à qui écrire, et qui fait du langage un usage plus ostensif que performatif, qui montre ou cite entre guillemets au lieu de bonnement dire. (Dire et montrer, ces deux catégories d’abord explorées par Wittgenstein traversent toute la communication dont la parole est bordée ou enchâssée par les signaux mimo-gestuels, mais elles traversent aussi les usages du langage lui-même : on peut débrayer sa parole en la mimant, en la montrant ou en la citant dans des usages par exemple autonymes et autoréférentiels.) Le début du chapitre « Les paroles gelées » explore avec acuité ce débrayage à la fois énonciatif et relationnel du comédien épinglé, comme un papillon, sous les guillemets de sa parole surexposée dans le pinceau des projecteurs : « Maintenant que j’étais seul, dramatiquement seul, tout m’était devenu comédie. La conversation des autres. La mienne. Tout ne m’était vraiment plus que théâtre, un théâtre dérisoire. Le théâtre même. (…) L’emplir de mots inutiles. Ils éclataient le soir dans les lèvres peintes des personnages que je devenais sur des scènes où de plus en plus le langage de ma bouche m’apparaissait faux, artificiel. Il me semblait que je n’aurais pu parler qu’à des fantômes, comme le Vieux » (p. 331) ; et ce débrayage de la voix ou du comportement s’aggrave à la page suivante en celui de la croyance : « … nous étions entrés (…) dans un monde étrange de nuées, dans une crise où plus personne ne croyait à rien. (…) jamais il n’y avait eu autant de temples pour des déclamations à quoi personne ne croyait » (p. 332). Si nous avons lu, dans « Le monologue du théâtre », un éloge paroxystique du théâtre qualifié de « plus haut langage (…) Plus pur langage purement langage Rien / Que langage où / Les mots sont gestes rien / Que gestes rien que / Mots » (p. 113), cet autre passage détruit le privilège énonciatif du théâtre où la parole se vide d’effectivité ou d’action ; entre dire et montrer, entre l’acte de parole et son narcissisme sonore, entre les mots utilisés à l’horizontale dans la conversation ordinaire et ceux érigés à la verticale par le monologue théâtral, il faut choisir. Il faudrait lire toute la suite de ce monologue, à commencer par la comparaison des serpents au venin enfermé dans leurs globes de verre, pour comprendre qu’au théâtre rien n’advient vraiment et rien ne se passe, « rien n’est un fait tout simulacre » (p. 114)… Le théâtre, ce lieu où la parole apparemment s’enrichit et se recharge de corps et de décor, paye ce supplément d’un sentiment irréparable d’irréalité ; l’auteur de l’article « Du décor » (1918) le souligne lui-même sur cette notion cruciale qui a vite fait de disqualifier la représentation, en donnant le désir de renverser ou de crever les toiles peintes : « Pour toi, les choses, c’est toujours du carton, alors tu crèves » (p. 163, « Soliloque du comédien »).
L’expérience de ce qu’on appellera après Derrida la parole soufflée signale ou souligne sa promotion et/ou sa déchéance théâtrale ; or nous savons par les Incipit combien cette expérience est ordinaire pour un auteur qui n’a pas écrit ses romans mais qui les a « lus ». Aragon y revient ici au chapitre « Le contre-dit » : « Ce que je puis assurer, c’est que je ne savais pas ce que j’allais dire et que je l’ai dit » (p. 185), et deux pages plus loin « il m’arrive, parlant, d’être entraîné par ce qu’on m’objecte, à dire une chose dont je n’ai nullement souvenir de l’avoir préalablement pensée, et d’où va découler tout ce que je dirai par la suite, sans avoir eu (ou pris) le temps d’y réfléchir » (p. 187), ce qu’il rattache à (en italiques dans le texte) « l’invention même de moi-même », ou encore page 188 « tâchez d’entendre cela comme une conversation entre deux personnages, un théâtre, le dialogue où l’un et l’autre des conversants opposent l’un à l’autre, sous les espèces d’un texte partagé, l’assertion de ce qui leur est soufflé, de ce qu’il ne sait pas d’eux-mêmes, et qui pourtant est pour chacun lui-même… ». Ces pages rabattent sur le théâtre, et sur une précieuse métaphore de l’escrime que nous commentons ailleurs, l’expérience troublante ou abyssale (dont témoigne tout Les Incipit) de cette création verbale, donc aussi bien identitaire, sans préméditation aucune et qui échappe dès l’origine à son « auteur », ce dernier terme concentrant donc la charge de l’énigme ou du secret.
On passe vite de cette parole soufflée ou insinuée au dédoublement du sujet, ou à son occupation par un autre ; cette querelle identitaire, ou cette guerre menée entre deux individus au nom de la réappropriation de soi (ici entre Romain/Denis et « le Vieux ») recommence le théâtre fratricide de La Mise à mort entre Alfred et Anthoine. Le débrayage de l’énonciation conduit en effet facilement à celui de l’identité, et à la postulation récurrente d’être un autre, posée dès l’incipit (p. 13) comme une tentation, à laquelle fait écho p. 25 « ce cheminement polyédrique des pensées contradictoires, cette réinvention de moi-même dans un personnage offert ». « Qu’est-ce qu’un personnage, demandait Breton dans son célèbre Manifeste de 1924, sinon une tentation ? » N’étant pas romancier, l’auteur de Nadja n’aura guère succombé à ce glissement qui fut au contraire la grande passion (à la fois jubilatoire et douloureuse) d’Aragon, objectivement thématisée, mise en scène et analysée de multiples façons dans ses derniers titres. Parmi les mille (et lassantes) déclarations-déclamations qui frappent d’incertitude l’identité du narrateur-locuteur, relevons page 37 « Ainsi commence en / Moi ce rôle ampliatif d’être un autre et d’être / Moi-même Lequel des deux frappe à la porte / Et commence l’immense doute en moi de qui / Je suis celui qui parle ou l’autre qui m’épie / Me dicte (…) » (voir aussi p. 79, et 248 avec la comédie du lévrier). Cette bifurcation identitaire est explicitement rapportée, page 24, à l’absence d’assignation symbolique qui aurait pu venir à Romain/Denis par un père : « cette existence, qu’au lieu de tenir d’un père, je me donne, et l’auteur n’y est, les auteurs n’y sont pour rien, ou si peu, le prétexte (…) tout vient de moi, de mon kaléidoscope intérieur (…) ». Le théâtre apparaît donc ici comme la chance d’un auto-engendrement, la fiction d’une imposition symbolique toujours disponible, ou réalisable par soi seul – ce que contredit évidemment la notion même d’ordre symbolique, ici détourné ou perverti.
Cette substitution n’a rien d’aimable ni de tranquille, puisqu’elle suppose une première disparition ou mise à mort de soi, d’où quantité de pages, à ce sujet encore, qui glosent interminablement le théâtre comme crime, meurtre rituel ou sacrifice public, par exemple la fin du « Monologue du théâtre » page 118 : « … car je suis / A la fois la victime et le victimaire / Celui qui tue et qu’on tuera (…) Théâtre à toi Par qui je cesse d’être / Et je deviens ». La tragédie (à quoi l’étymologie rattache la pratique du bouc émissaire) est toujours le parcours (sanglant) d’une certaine boucle, une réversion ou une circularité fatale de l’action, toujours elle-même portée par la bouche. Il faut donc lier ensemble le bouc, la bouche et la boucle émissaire, dans une même circularité qui fait la confusion tragique, déjà examinée dans un roman comme La Mise à mort, et explicitée ici.
Si l’homme sujet au théâtre meurt à soi-même, et n’est donc pas (comme le voulait Kant) le siège de ses représentations, si le simple cogito du je pense/je suis glisse vers quelque il est pensé/il suit, une incertitude générale envahit la scène mentale, le jeu déborde, et frappe les frontières mêmes du jeu, ou des jeux qui voudraient s’enclorent ; il n’y a plus de frontières entre jeu et non-jeu, la notion même de jeu (au sens de dérèglement, de hiatus) frappe de confusion les certitudes les plus ordinaires, en bref nous entrons ou sombrons dans le grand jeu, bien exprimé il me semble dans la pathétique demande lancée page 34, « Quand est le vrai de vivre je vous prie / Je vous supplie / Quand est le vrai de vivre et d’en mourir quand est / Le spectacle / Quand est mentir et le théâtre / Ou n’est-ce pas plutôt l’homme et la femme ensemble / La seule immense et peinte vérité ». Question abyssale, qui plonge au tourniquet du mentir-vrai, et suspend le principe de vérité, ou de réalité, à la relation de l’homme et de la femme, à cette pragmatique amoureuse dont on connaît pourtant l’instabilité, et les pièges. L’homme seul privé d’interlocution ou d’adresse devient la proie de ses rôles, le vertige du théâtre borde ou menace de toutes parts sa vie, comme pour Mercadier dans Les Voyageurs de l’impériale le vertige du jeu.
Il faut en effet relier les pages si fortes qui dénudaient dès 1939, dans Les Voyageurs, le vertige du jeu de casino, aux abîmes du jeu théâtral sondés ici. Leur jonction s’opère page 150 de Théâtre/Roman dans l’interpellation provocante prêtée à la belle Eurianthe apostrophant le comédien : « Vous n’êtes pas joueur ? ». Le démon du jeu a saisi Mercadier à travers la Bourse, et il prend la forme des cartes à Venise puis Monte-Carlo. Les pages qu’Aragon consacre au baccara, dans la deuxième des « mesures pour rien », évoquent directement sa liaison orageuse, et qui faillit être mortelle, avec Nancy Cunard : un temps de voyages, de tables de jeu, d’étreintes passionnées et de course à l’abîme. Le tourbillon mondain de Monte-Carlo montre un monde de somnambules au bord du gouffre, une société sans œuvre ou qu’on dira, au sens fort du mot, désoeuvrée : non seulement les joueurs ne font rien mais il ruinent et démoralisent, en les confiant au hasard, le travail, le mérite ou les plaisirs qui occupent ailleurs les hommes… Cette puissante méditation sur le hasard au cœur de la vie sociale, et du mouvement historique, prolonge une morale et une esthétique bien attestées dans le surréalisme, et notamment dans Le Paysan de Paris ; les joueurs placeront toujours les prestiges de la perte et d’une folle insouciance plus haut que la raison. Les tables de jeu, à cet égard, concentrent l’énigme de la passion et communiquent ainsi avec l’abîme plus général du féminin : car ce sont des femmes, Carlotta, Francesca, Reine ou (pour Aragon) Nancy qui conduisent l’homme au jeu, au jeu qui désamarre le sujet de ses attaches ordinaires et fait pleinement de lui un être de vertige. Eurianthe est le dernier maillon de cette énumération, et elle boucle pour finir le prestige fatal de la roulette sur les feux du théâtre, confondus dans une même fascination.
Equipés de ce parallèle, ou de ce nouveau paradigme, nous ne nous étonnerons pas de lire dans Théâtre/Roman des pages qui pointent dans le théâtre, comme dans les jeux de hasard, la part maudite de l’existence ou du désir ; le comédien se livre à une prostitution plus ou moins sacrée, « Et moi, pour eux, j’ouvre mon ventre et ma vie, je me vends, je m’entre devant eux dans le mensonge de moi-même, de tout ce que je suis je fais feu sur moi-même (…) » (p. 57) ; il appartient à cette corporation maudite des gens de sac et de corde auxquels on refuse sépulture chrétienne (p. 101), « Car tu n’es rien Théâtre qu’une fornication » (p. 117), « les mots te sont soufflés dont tu n’en combines pas l’enchaînement toi-même, tu couches dans des centaines de bras inconnus. Ceux qui ont payé pour pataugent dans tes plaies » (p. 162). La suite du texte aggrave cette confusion en attribuant aux artisans et officiants du théâtre tantôt l’inexistence des fantômes (p. 396) et tantôt des fantoches (p. 322).
Le théâtre comme la roulette constitue donc l’horizon d’une (et l’aspiration à une) certaine perdition individuelle et sociale, dont Aragon à la suite d’Artaud, sans jamais le citer, a sondé toute la cruauté. Cette cruauté consiste à boucler l’extrême de la présence sur les artifices et les replis de la représentation ; à faire arriver, au lieu et au cœur même du simulacre, le réel dans son insoutenable, son intraitable irruption. Théâtre/Roman tourne autour de ce point d’effraction, sans pouvoir tout à fait en traiter ; ses pages les plus sombres font néanmoins écho, il me semble, à un curieux souvenir, de l’ordre peut-être d’une fausse reconstitution ou de ces songes qu’on prend pour des anamnèses. La roulette consiste à faire pénétrer une bille dans une case, comme le tir au pistolet une balle dans une tête. Au tome II de L’œuvre poétique, Aragon reprend son article des Lettres françaises de mars 1968 intitulé « L’Homme coupé en deux », sur la naissance et les entours des Champs magnétiques, pour raconter comment au printemps de 1920 Philippe Soupault et André Breton avaient écrit pour les soirées dada à venir une pièce de théâtre, S’il vous plaît, dont trois actes seulement étaient rédigés, le quatrième demeurant en projet sous la forme d’un happening : « Il fallait que le dénouement de la pièce mît ses auteurs en question, il s’agissait de donner à l’imagination une conclusion qui mît la vie en cause, une conclusion qui fût le drame. (…) Il n’y aurait pas de quatrième acte à proprement parler. Le rideau se lèverait sur les auteurs qui publiquement écriraient leurs noms sur des papiers pliés, jetteraient ceux-ci dans un chapeau, et y tireraient au sort qui des deux sur l’instant allait se loger une balle de revolver dans la tête. (…) Je ne pouvais regarder ni l’un ni l’autre de mes amis sans être pris d’épouvante. Et je savais bien que tenter de les dissuader, c’était ancrer en eux la résolution fatale. Il y eut, à cet air de carnaval des premiers mois de Dada à Paris, ce fond sinistre, entre nous ce secret » (OP II, pages 45-46).
Histoire de nous rappeler que Dada pas plus que le théâtre ne sont des simulacres de tout repos, mais peuvent servir aussi à approcher la terreur.
D.B. Source: http://media.blogs.la-croix.com/aragon-en-son-moulin/2013/05/29/
-
Commentaires