• Louis Aragon: les chercheurs au contact des manuscrits

    Les chercheurs au contact des manuscrits

    A  Michel Apel-Muller

    Après la journée d'études d'octobre 2012, L'Equipe Aragon de l'ITEM souhaitait rendre un deuxième hommage à l'un des plus grands écrivains, poètes et créateurs du XXème siècle, en interrogeant les chercheurs sur le lien qui s'est tissé, au fil des années, entre eux et les manuscrits, aujourd'hui hébergés au département des manuscrits de la Bibliothèque Nationale (Fonds Triolet Aragon).

    Sur la manière d'écrire d'Aragon nous disposons de nombreux témoignages, et en premier lieu celui de Jean Ristat qui expliqua en 1988, dans le premier numéro de Recherches croisées Louis Aragon Elsa Triolet, sous le titre "Comment Aragon écrivait-il?", non seulement la vitesse d'exécution de certaines pages de roman ou de poèmes, mais également la manie du recopiage, du découpage, de l'assemblage. Sur les dossiers génétiques, Nathalie Limat-Letellier proposait alors une analyse fondatrice du dossier Théâtre / roman, Lionel Follet examinait le dossier Aurélien, Claude Condé et Jean Peytard celui des Communistes, Michel Apel-Muller étudiait le circuit éditorial complexe du manuscrit des Voyageurs de l'Impériale, Marianne Delranc évoquait la genèse de Bonsoir Thérèse, d'Elsa Triolet.

    Cette approche, on le sait, Aragon l'avait souhaitée, appelée de ses voeux, lui qui fit entrer dans ses oeuvres mêmes la trace manuscrite, à la fois comme texte et comme motif, comme continuité de la parole, variation (typo)graphique de la voix, et preuve de son existence, dans l'esprit parfois des grandes écritures noires de Jazz, chez Matisse. Ainsi de Je n'ai jamais appris à écrire ou les Incipit, qui comporte, à intervalles réguliers, des fragments d'écriture de la main d'Aragon, ainsi d'Henri Matisse, roman et les dessins préparatoires de Matisse, le signe coquillage, le signe-bouche, motifs et signes confinant à l'idéogramme, à la lettre; lui qui en mai 1977 signa ce texte majeur qui devait, au bout du compte, être aussi l'acte de naissance, en relation avec le CNRS, de l'Institut des Textes et Manuscrits modernes, renouvelant en conscience le geste de Victor Hugo, un siècle plus tôt.

    Sous le titre "D'un grand art nouveau: la recherche", Aragon disait sans détour la possibilité d'une autre lecture de son oeuvre, une lecture indiscrète, une lecture d'investigation, qui irait chercher dans les tiroirs secrets les mouvements de l'esprit au moment de l'écrire:

    " Le rassemblement des feuilles qui constituent non seulement mes oeuvres, mais aussi tout ce que j'ai pu et pourrai retrouver de leurs ébauches, le témoignage de mes variations au cours même de leur écriture, c'est-à-dire tout ce qui donnera aux chercheurs en question le matériel de ce que les livres achevés ne suffisent pas à leur faire connaître, comprendre et utiliser pour une étude qui ne peut se borner, quel qu'il soit, à une écrivain. Il faut aussi l'expérience et la connaissance de notre temps, par la voie de l'écrit, par la diversité des écrivains et de leurs connaissances, de leurs expériences...

    Tout cela qui demande à être abordé avec un sérieux véritable, et non par une parade de documents déposés en vrac, dont ceux qui me connaissent bien disent qu'il faudrait des camions pour les mettre à vos pieds." (Flammarion, coll."Textes et manuscrits", Essais de critique génétique, 1979, p.16)

    La connaissance donc, enrichie de cette exploration des variations:

    "Il s'agissait de donner à ceux qui veulent plus directement connaître et comprendre ce qui s'est écrit dans ce siècle, ou du moins la part de ce siècle où je n'ai pas eu voix au chapitre, la possibilité non seulement d'examiner mes livres, mais à proprement parler mon écriture. Pour cela ne fallait-il pas mettre à la portée de ceux que l'on appelle des chercheurs, non seulement l'écrit figé par la publication, mais le texte en devenir, saisi pendant le temps de l'écriture, avec ses ratures comme ses repentirs, miroir des hésitations de l'écrivain comme des manières de rêveries que révèlent les achoppements du texte? J'avoue que, par extraordinaire, rien ne pouvait être plus voisin de mes désirs."

    La plupart des chercheurs qui étudient l'oeuvre depuis ce legs de mai 1977 de ses manuscrits et de ceux d'Elsa Triolet ont donc été plus ou moins longtemps exposés au rayonnement particulier des manuscrits d'Aragon: écritures d'encre bleue, parfois noire, pages entières couvertes de gauche à droite sans presque aucune marge, poèmes raturés et dix fois recommencés, tapuscrits annotés, corrections au feutre orange, au feutre noir, paginations modifiées, reprises, découpages, fragments de ruban adhésif, papiers divers, boîtes, documents, cartes postales, textes épars, lettres privées et publiques, ces matériaux - classés par Jean Ristat, Michel Apel-Muller, Renate Lance et Danielle Maïsetti dans les années quatre-vingts - sont porteurs d'une charge émotive et affective dont nous avons voulu, pour Aragon, interroger la portée à travers l'expérience concrète qu'en avaient ceux qui les avaient approchés.

    Plusieurs chercheurs, appartenant à la première et à la seconde génération d'études aragoniennes (la troisième est déjà présente), ont pris le temps de nous répondre et c'est un grand plaisir de pouvoir publier leur témoignage, leur perception, leurs souvenirs. Surexposé aux manuscrits pendant les quinze années de travail éditorial pour la Bibliothèque de la Pléiade romans, Daniel Bougnoux livre ici un regard précis sur les phénomènes frappants d'une écriture rythmée par l'espace-page, "comme si sa propre imagination se coulait dans la surface matériellement disponible." C'est au geste de l'écriture que s'intéresse ensuite Julie Morisson, qui cherche au sein du rapport quasi organique de l'auteur à l'écriture, les traces graphiques d'une théorie du signe, dans une articulation du geste d'écrire, de dessiner et de peindre où se déploie le sujet dans sa complexité. Et puis la voix enregistrée d'Aragon, pour la radio, la télévision, les actualités: Nicolas Mouton, qui consacre ses travaux à l'écoute-lecture des documents audio-visuels de notre auteur, rappelle la densité et la complexité non seulement des avant-voix (scripts d'émissions, rushes) mais l'intérêt d'une archéologie de la parole aragonienne, souvent pensée par lui "comme oeuvre, c'est-à-dire opéra". La passion de l'écrire, Nathalie Piégay-Gros l'aborde par le chemin d'émotions successives éprouvées au contact du vertigineux fonds Aragon Triolet qui recèle toute l'histoire d'un homme de plume, mais aussi de découpe et de recherche, laissant derrière-lui, c'est à dire devant, pour l'avenir, les "chutes d’une œuvre et d’une vie" qui sont autant de témoins d'une suractivité permanente. Josette Pintueles suit le récit d'une réédition monumentale de L'Oeuvre poétique, soulignant le travail de recherche génétique et documentaire incarné par Aragon lui-même, s'incluant dans son oeuvre manuscrite comme reflet des chercheurs à venir. Suzanne Ravis-Françon, qui fait partie des chercheurs pionniers et des fondateurs de la recherche sur l'oeuvre d'Aragon, rappelle ce qui se noue d'affectif et d'émotionnel dans l'approche scientifique des textes, en particulier ici les manuscrits de poèmes, où se lisent à la fois "la permanence d'un axe directeur sous-tendant chaque poème, et l'activité libre de l'invention", mais encore ce roman particulier des variations que l'auteur détecte dans l'incroyable dossier génétique du Fou d'Elsa. Enfin, Maryse Vassevière témoigne d'une longue expérience d'analyse des manuscrits, soulignant avec humour que l'édition de l'oeuvre d'Aragon mérite une attention plus grande encore aux variations et variantes et un suivi des "apparitions progressives du texte définitif, comme une lente maturation de l’écriture", au prix d'un suivi des indices aragoniens laissés comme pierres blanches sous les pas du chercheur.

    C'est une invitation à laquelle l'Equipe Aragon répondra lors de la programmation 2013-2014, avec la mise en place d'un projet d'ampleur sur les manuscrits.

     

    Luc Vigier, directeur de l'Equipe Aragon de l'ITEM.

     

    Les chercheurs au contact des manuscritsDaniel BOUGNOUX:

    Le manuscrit d’Aragon entre la peinture et la voix

    Le moment où le chercheur accède pour la première fois à une liasse ou une page manuscrite d’Aragon constitue une véritable récompense : c’est bien le cas, avec Walter Benjamin, de saluer un effet d’aura, l’apparition d’un supposé premier et peut-être unique état, antérieur aux versions dactylographiées puis imprimées du même texte. On a le sentiment (l’illusion ?) d’y saisir la création in statu nascendi ou de suivre à la trace, selon la formule de Blanche ou l’oubli, « comment cela marche, une tête »

    Inversement, quel soulagement de vérifier, au moment d’engager l’édition du cinquième volume de la Pléiade, que le manuscrit de Blanche ou l’oubli manque ou « n’est pas localisé », et qu’on n’aura donc pas à consacrer des dizaines d’heures à la confrontation et à la lecture juxtalinéaire des deux états du texte, manuscrit/imprimé !

    S’il faut ici résumer quelques impressions du scoliaste que j’ai été, penché depuis 1996 sur les archives du Fonds déposé à Richelieu, je dirai au plus court ceci : l’écriture d’Aragon, qu’on peut trouver à première vue ronde ou enfantine, est toujours très lisible même lorsqu’elle descend (assez souvent) au microscopique. Des pages entières frappent par leur absence de ratures – et laissent donc soupçonner qu’il ne s’agit pas d’un premier état du texte, mais plutôt d’un soigneux recopiage. Toutefois, Aragon se raturant peut aller jusqu’au caviardage, quand il surcharge d’encre le passage supprimé en peignant par-dessus un cartouche totalement opaque. Dans ce cas, peu soucieux du critique éventuellement « généticien », il nous refuse énergiquement les étapes de son texte ou de sa pensée, et les passages ainsi noircis sans retour invitent à supposer qu’il a détruit de même plusieurs brouillons ou états antérieurs.

    Un autre trait étonne, la propension du scripteur à couvrir toute la page (en y laissant fort peu de marges ou d’espace pour d’ultérieures interventions) : un fantasme est peut-être associé à cette pratique, celui d’une écriture qui aurait vocation à tout remplir ou recouvrir. Très remarquable aussi, la fréquence avec laquelle le bas de la page manuscrite coïncide avec un saut de page ou de chapitre dans le texte final. Aragon autrement dit semble composer en obéissant au format matériel du papier, ou en anticipant la place que celui-ci lui laisse, pour mettre d’accord la fin de la page avec la fin de l’histoire. Je m’explique mal cette coïncidence, très souvent vérifiable ; elle suggère un curieux tour d’écriture, comme si sa propre imagination se coulait dans la surface matériellement disponible.

    Une troisième remarque touche au plaisir étrange de se recopier. D’une version tapuscrite sur l’autre, par exemple, Aragon a porté de nombreux ajouts ou corrections, parfois très copieux (à ce sujet, on a souvent remarqué qu’il corrige beaucoup plus par ajouts que par soustraction) ; or ces ajouts, si la deuxième ou troisième dactylographie ne les a pas encore intégrés, se trouvent bravement recopiés à la main par lui, à l’identique. Et le nombre des versions du même texte qui mêlent la correction manuscrite au tapuscrit surprend ; par exemple, un conte somme toute mineur comme « La Machine à tuer le temps », offre quatre ou cinq versions tapuscrites, pareillement corrigées à la main. Aragon à cette occasion semble se contempler dans sa propre graphie, comme une irruption vive de l’auteur imposée ou frayée au sein d’une dactylographie qui préfigurerait la mise à mort, ou au tombeau, de sa pensée. J’interpréterai dans le même sens le dispositif mis en page dans Je n’ai jamais appris à écrire ou les incipit, qui montre au fil de l’ouvrage de nombreuses irruptions ou intrusions manuscrites : chose assez rare chez d’autres auteurs, mais qu’Aragon multiplie à plaisir comme s’il confondait les genres ou les deux âges médiologiques (du manuscrit et de l’imprimé), ou plutôt rémunérait (verbe mallarméen) la solennité toujours un peu raide de l’imprimé par le mouvement plus libre de la main. Je n’exclus pas dans ce bariolage voulu un effet ou une connotation d’oralité : dans tous ses textes, Aragon tient à nous rappeler la présence vive de sa voix ou sa main. Ce « graphein » qui signifie à la fois écrire et peindre, comme lui-même le rappelle au début des Collages (1965), intéresse donc sa confrontation récurrente entre les deux arts. Si Aragon a beaucoup écrit sur la peinture, il arrive que son écriture elle-même tende au dessin – un manuscrit comme celui de « Madame à sa tour monte » ne se contente pas de dire, il montre ou griffouille au passage quantité de petites vues.

    Je viens de suggérer que l’état manuscrit du texte peut connoter à la fois la peinture et la voix, deux formes de présence vive opposées à la représentation mécanique de l’imprimé. Il faudrait examiner sous cet angle les dédicaces d’Aragon, dont je tente pour ma part de réunir une petite collection : elles sont souvent cocasses, touchantes ou amusantes, bien faites en tout cas pour corriger derechef la solennité de l’ouvrage que l’auteur tient entre ses mains au moment d’en faire le présent : comment changer le livre en une lettre personnelle ? Comment l’enrichir d’un peu de voix vive ? Il faudra quelque jour consacrer une séance de l’ITEM à l’examen un peu systématique de ces parerga.

    Je ne voudrais pas clore cette notule sans mentionner deux manuscrits qui m’ont causé une vive surprise : celui du Mauvais plaisant d’abord, texte de 1926 dont le premier état manuscrit est conservé à la bibliothèque littéraire Jacques-Doucet. Une photocopie de ce manuscrit est entrée au fonds Triolet-Aragon du C.N.R.S. (FTA), lorsqu’Aragon en reprit possession, en 1974, pour l’éditer avec un commentaire dans la revue Digraphe de Jean Ristat. Or les pages photocopiées y sont soigneusement repassées à l’encre, de la main d’Aragon qui épouse à quarante-huit ans de distance chacun de ses jambages ou des mouvements de sa plume. Quelle extraordinaire dévotion à sa propre calligraphie, quel narcissisme d’écrivain – ou quel naïf plaisir de remettre ses pas dans ses propres traces…, montre ce document ! L’autre pièce consiste dans la lettre adressée le 31 décembre 1965 à Marie-Jo Thivel, professeur à Grenoble, que j’ai eu la chance de pouvoir lui acheter, avant de l’éditer avec un commentaire dans Faites entrer l’infini. Cette lettre de cinq pages copieusement remplies montre ceci d’extraordinaire que son auteur s’y déclare excédé par cet exercice épistolaire : n’a-t-il pas ce même soir, avant de répondre à la demande de cette inconnue qui ne lui est rien, déjà écrit à plus de trente correspondants ? Or il lui faut cinq pages, emportées, pleines de digressions, de récits fantaisistes et de plaintes, pour dire qu’à sa requête et faute de temps il ne répondra pas !… Je vois dans ce document hautement paradoxal (au sens que Watzlawick donne à la contradiction entre le contenu et la forme du message) une marque supplémentaire du bizarre narcissisme d’Aragon écrivant : notre homme a besoin d’écrire, il s’écrit (à l’accusatif-datif de la construction de ce verbe), il n’a de vie ou de pensée qu’écrites, dût cette graphomanie dévorer ses nuits – et excéder accessoirement la patience d’Elsa.

     

     

    Julie MORISSON

    Une genèse graphique

     

    « Écrire ses secrets n'était pas qu'une idée d'enfant: c'est peut-être la clé de tout art, qui se propose, au-delà du langage, un langage à soi, la création de signes, à la manière de Matisse ou à celle de Kandinsky. [1]»

     

    Dans les Œuvres RoLes chercheurs au contact des manuscritsmanesques Croisées comme dans Henri Matisse, roman texte et image sont mis sur le même plan comme des équivalents symboliques. Les éléments du discours apparaissent alors comme des éléments interchangeables. Avec Henri Matisse, roman et Les Incipit, le récit est pensé dans une perspective visuelle et graphique. Illustré, dessiné, il porte la trace du manuscrit. L'esthétique du tracé et du geste, si chère à Aragon, dont il parle longuement dans Henri Matisse et qu'il expose dans Les Incipit, est mise en scène dans ce geste initial. Par ailleurs, le don de ses manuscrits au CNRS relève de la part d'Aragon d'une réflexion sur le geste de l'écrit, dénotant une gestion graphique de son support. Les secrets de composition comme le choix des illustrations relèvent ainsi d'une vision plastique de la page ou plus tard des Murs [1], nous conduisant à penser que Aragon suit ce qu'on pourrait appeler des codes graphiques. Ce geste premier, fondateur de l'écriture, par sa nature picturale [2] et sa forme manuscrite rapproche les pages du récit de la page manuscrite. Ainsi, dans le roman de Matisse, Aragon interroge son propre processus de création dans le geste du peintre. Dans Les Incipit il pense sa création en transposant le manuscrit en page du « livre d'art » quand dans les derniers romans, Aragon interroge une page blanche. Les mots ne font plus seulement l'amour entre eux [3] mais avec la surface de la page et le dessin. Le geste créateur n'est plus écriture ou dessin, il est le prolongement de la page.

    Je ne tenterai pas ici d'analyser le manuscrit ou l'écart entre ce texte inaugural et le roman achevé, je m'intéresserai au geste même de l'écriture afin de voir de quelle manière il est réinvesti dans le roman pour défendre une sorte de théorie d'un roman du signe, d'un roman de l'image, contre le soupçon d'anticipation et de préméditation. Le signe dépassant sa seule dimension graphique, il devient un hiéroglyphe porteur de sens. On notera que certains signes renouent avec cette pensée du manuscrit, avec ce geste génétique, créateur. Lorsque Aragon théorise le roman, il ne donne pas d'outils d'analyse esthétique mais théorise l'acte même d'écriture, renvoyant à la genèse « visuelle » du texte. Ainsi, la théorie se penserait également en termes graphiques.

    À la rencontre des signes

    Dans Henri Matisse, roman et Les Incipit, dessins et mots, peintures et textes s'intercalent indifféremment car ils sont avant-tout appréhendés comme des signes:

    «J'employais mon crayon à ce qui me passait par la cervelle, intercalant des bonshommes entre les lettres, ou des poissons, des cerfs-volants tenus au bout des mots par un grand fil zigzaguant.»[4]

    Dans Les Incipit, Aragon réaffirme la théorie exposée dans La défense de l'Infini d'une pensée qui se forme au moment même de l'écriture, « écrire est ma méthode de pensée [5]», alimentant le mythe d'un geste non-prémédité. Il semble que ce geste d'écriture définisse indifféremment le mot ou le dessin; toute trace laissée sur la papier est acte d'écriture. Aragon présente en effet écriture et dessin comme relevant d'un même acte, « l'art de tracer des signes [6]». Ainsi, il ne faut pas seulement entendre par écriture démarche intellectualisée ou création de sens par les mots mais geste spontané et création de signes. Ainsi dépassant l'écrire, Aragon penserait par geste et par signe.

    Lorsque dans Les Incipit, il revient sur ses manuscrits d'enfance, il fait de cette rencontre de signes l'obstacle majeur au déchiffrage du texte. Il déclare ainsi: « On aurait pas su me lire [7] » dans ce dédale de « griffouillis ». La fusion des mots et des dessins donne naissance à un dialecte illisible, comme si l'écrivain inventait une langue unique, composée de signes audibles et de signes visibles. Chacun d'eux constitue alors une parole qui ne dépasse pas seulement les frontières génériques mais les seuils graphiques. Avant d'inventer son répertoire de hiéroglyphes, c'est-à-dire de signes « parlants », à la manière de Matisse, Léger ou Kandinsky, Aragon pense l'écriture comme un déploiement de signes visuels. Les signes relèvent donc de différents régimes d'aboutissement, il est le geste spontané relevant de l'instinctif, du rapport émotionnel qui lie l'auteur à la page, et le signe qui structure l'imaginaire d'une œuvre déjà en construction, il est alors réfléchi et relève d'un rapport intellectualisé au texte. Cette notion de « signes à déchiffrer » trouve par ailleurs un écho dans la critique aragonienne; le « savoir-lire » de la critique résiderait dans le déchiffrage des signes qui composent l'œuvre.

    Un signe graphique ordonnateur d'écriture

    Mais bien avant de guider la lecture de l'œuvre, le signe ordonne la création. « Il me parut soudain que les mots se heurtaient au blanc que faisaient de part et d'autre d'eux des marges de papier. Cela leur donnait un caractère nouveau comme si j'avais écrit des silences. [8]» Cette collision des mots avec le blanc de la page fait advenir une nouvelle dimension à l'écriture et redonne à la marge une valeur textuelle. Ainsi, espace de la page et organisation typographique trouvent une filiation dans l'image, octroyant à l'écriture un caractère iconique. La notion de « heurt » conduit dès lors à appréhender texte et écriture comme un matériau physique qui se transforme sous le travail de l'auteur; l'écrivain travaillant sa page comme un sculpteur, sa terre ou un peintre, ses couleurs. Ce texte est d'autant plus facile à appréhender de manière graphique lorsqu'il est pensé comme une entité physique. Entre image et texte, corps du texte et marge, diégèse et para-texte, l'écriture relève d'un réel travail de composition de la page. Comme en témoigne B.Vouilloux, l'écriture se lit dans la peinture, les arts échangent leurs matériaux:

    « Sur son versant physique, l'acte de l'écriture recourt à des matériaux, des substances et des instruments qui le font communiquer avec l'acte de la peinture: le support de papier se fait plan subjectile, l'encre et la plume libèrent d'autres tracés que ceux des lettres. » [9]

    Présentant l'écriture dans sa matérialité, Aragon fait de l'écrivain l'égal du peintre et établit la même distance entre le tracé de signes et l'écriture qu'entre le dessin et la peinture. La page du roman fait office de plan de travail, de toile blanche renvoyant à la genèse du texte, au manuscrit en travail ou au premier jet de l'écriture. Par ailleurs, Aragon écrit ses articles de critique picturale et compose le roman de Matisse à partir des dessins et des toiles du peintre; c'est alors l'œuvre plastique qui est le déclencheur de l'écriture, c'est l'« exploitation par l'écrivain d'œuvres plastiques, plus ou moins récentes, qui préexistent au texte. [10] » Dans Henri Matisse, roman Aragon s'interroge sur le geste de Matisse, sur ce geste spontané, guidé par la main et partant d'un point qui serait le point de départ du dessin, comme la phrase d'incipit. Qu'il observe les toiles du peintre ou ses propres « griffouillis » sur la page blanche, c'est toujours un signe visuel qui engage l'écriture dénotant d'un rapport sensuel au monde et à l'écriture.

    Geste sensuel et hypnose de l'écriture

    C'est en effet autour de la rencontre des corps (de la plume, de l'auteur, de la page, des signes) que se cristallise l'écriture, faisant de l'expérience manuscrite une expérience sensible. Chez Aragon, le plaisir de l'écriture flirte avec la jouissance sexuelle faisant de l'expérience de la création une expérience sensuelle et érotique [11]. Ainsi, ce n'est plus une phrase de réveil, une phrase d'incipit qui enclenche l'écriture du roman c'est le tracé de la plume sur le papier qui enclenche la rêverie et déclenche cette fameuse phrase d'incipit. Suivant le rapport visuel et hypnotique qu'Aragon entretient à l'écriture, il semble possible de remonter plus loin que la phrase de réveil pour comprendre que l'imagination est à ce moment de la création la réunion des pensées vagabondes de l'auteur et des visions que lui procure son propre geste de la main sur le papier. Ses images mentales se trouvent projetées dans les signes et les formes de l'encre sur le papier pour créer un nouveau sens, une troisième forme, celle de la phrase d'incipit. « Ce n'est parfois qu'une rature où je démêle les traits insensés d'une femme couchée, toujours la même, qui se retourne en dormant, étend son bras, penche sa tête, et ses murmures...»[12], «..qu'est-ce que je dis ? Je n'écris pas un roman, j'explique d'où le roman part.» [13]

    Évoquant le peintre qui se mire dans son modèle, Aragon déclare : « Il est certain que dans l'art écrit le même phénomène se rencontre fréquemment [14]», à ce dernier terme une note de bas de page est accolée, indiquant:

    « Le miroir d'encre où l'auteur se voit prend facilement caractère hypnotique ».

    La peinture permet à Aragon d'appréhender le roman sur le mode de la vision. Le miroir n'est plus de peinture mais d'encre. En outre, le terme « hypnotique » renvoie aux sensations qui emportent l'auteur devant sa page. Comme souvent lorsque Aragon évoque son écriture, il emploie des métaphores visuelles; ici l'observation de l'objet engendre un déplacement de l'image vers une autre image, à l'exemple du kaléidoscope, ou une autre manière d'appréhender le réel. L'écriture est en ce cas symbolisée par des termes visuels certes mais appelant un dérèglement général des sens. On passe donc du domaine de la certitude, du vérifiable et authentifié comme vrai par la vue à quelque de chose de trouble, au vertige conduisant au doute. Ce qui touche l'écrivain au moment de l'écriture, la vue qui se trouble ou l'hypnose, semble également toucher le lecteur à la lecture des derniers romans; l'éclatement de la forme conduit le lecteur à éprouver les mêmes sensations que l'auteur. Par ailleurs, l'hypnose comme phénomène de dérèglement du sujet semble être due à l'observation de tâches foncées sur le papier clair: lorsque l'œil fixe un objet dont les couleurs sont très contrastées et les motifs répétitifs, la vue se trouble et de nouveaux dessins apparaissent, ce phénomène s'accompagnant souvent de phases de veille durant lesquelles le sujet ne dort pas. Comme nous avons pu le voir précédemment, la pensée qui se forme par l'écriture s'établit dans les signes graphiques tracés par la main avant de s'attacher au sens qu'ils invoquent.

    « Moi, je ne fais des calculs que pour voir surgir sur le papier des chiffres, des nombres inattendus, dont le sens m'échappe, mais après quoi je rêve.

    J'écris comme cela des romans. »[15]

    L'auteur fait appel au potentiel de rêverie que porte en lui ce signe-dessin. C'est ainsi autour du signe que s'affirme la filiation de l'écriture avec le rêve, invoquant la méthode surréaliste; la création semble toujours provenir d'un lâcher prise comme le suggère le verbe « échapper». C'est l'observation des signes qui déclenche la création, rappelant l'hypnose à laquelle donne lieu le miroitement des mots sur le papier. Le regard déforme les tâches pour y voir ce que l'imagination y perçoit:

    « Ce n'est parfois qu'une rature où je démêle les traits insensés d'une femme couchée, toujours la même, qui se retourne en dormant, étend son bras, penche sa tête, et ses murmures...» [16]

    Il semblerait que, plus que sur la réalité c'est sur le rêve que se construit le roman; ce serait sur l'inexplicable, sur l'absence de sens que se construit ce qui fait sens.

     

    Mise à nu du geste inaugural

    Cette manière d'accoler textes et signes rappelle la technique du collage autorisant à placer ensemble des éléments de nature différente. Ainsi, dans Les Incipit, par exemple page 15 de l'édition Skira, Aragon insère une photographie de ses manuscrits d'enfant. En-dessous, il ajoute une note manuscrite mettant bout à bout deux manuscrits, l'un de 1903 l'autre de 1968, comme le rapprochement de manuscrits d'une même œuvre, celle de sa vie. Il lie alors sa propre genèse à celle de ses écrits, remontant aux sensations graphiques qui touchent l'écrivain lors de l'écriture. Aragon retrace sa propre genèse envisageant l'acte de création dans sa dimension émotive.

    Si le manuscrit est ce texte qui fait voir le geste inaugural, qui montre la rature, la quête de la phrase, du mot, de l'organisation, le souci de composition, il peut également apparaître sous forme de roman. Les derniers romans se cherchent dans l'écriture, mimant le geste de l'auteur et dans une certaine mesure, ce geste inaugural. Le travail de composition se dévoile dans Henri Matisse, roman. Aragon renvoie les lecteurs d'un texte à l'autre, d'une représentation à l'autre, brouillant les codes de linéarité du récit, comme s'il était impossible d'ordonner de manière linéaire et spontanée, sans retour permanents à des textes antérieurs certes mais également extérieurs. Le mouvement spéculaire dans lequel se pense le texte chez Aragon est le signe d'une certaine impossibilité à ordonner autrement que dans le désordre ou le bordel, pour reprendre les termes aragoniens. Il est étrange que ce qui se présente comme une forme de « livre d'art » avec Henri matisse soit l'espace d'une forme manuscrite du texte.

    Dans ces récits, Aragon revient sur le processus de création, le « livre d'art » ne donne pas seulement au texte sa forme, son étiquette générique mais elle donne à l'écriture son mouvement. Le récit porte en partie sur le geste d'art, sur le processus de création. Avec les derniers romans, ce phénomène pénètre la diégèse. Marie-Noire est aperçue en train d'inventer alors que le narrateur fluctue, Blanche n'est pas un roman d'anticipation, La Mise à mort cherche dans un miroir à dire une réalité devenue indicible. Avec ces romans, ce n'est plus seulement la phrase d'incipit qui enclenche l'écriture mais chaque parcelle du roman qui relance l'écriture vers un autre chemin. Le manuscrit apparaît dans ces quêtes de l'écriture, dans ce mouvement d'un geste qui se dévoile, se met à nu.

    Les murs d'Aragon retrouvés rue de Varenne sont sans doute la forme concrète, visible de ce geste en perpétuelle construction, d'une phrase sans cesse réécrite, d'un roman dont l'achèvement se trouve dans sa nature inachevée. La forme des derniers romans doit quelque chose à ces murs sur lesquels les mots ont fait place au silence. Les images changent sans cesse de place comme si le texte précédent était sans cesse effacé par une nouvelle disposition comme une sorte de nouveau roman. La nouvelle configuration des images sur les murs est peut-être une forme d'allégorie d'un manuscrit qui ne trouve de forme qu'inachevée. Les murs se lisent ainsi dans le temps, comme un roman qui ne trouverait jamais de fin et se lisent dans l'espace, de haut en bas et de bas et haut, de gauche à droite et de droite à gauche, sorte de lecture en relief [17]. Cette lecture multilinéaire rappelle la forme hétérogène et hybride d'Henri Matisse, roman obligeant le lecteur à parcourir le texte de long en large et surtout en travers, forçant la lecture à se renouveler sans cesse. Il semblerait que le lecteur soit engagé à se promener dans ce roman comme Aragon lors du Salon d'automne en 1954 [18], encourageant le lecteur à flâner dans ce roman et entre les toiles de Matisse comme lui entre les salles de l'exposition. Ce roman est l'image d'une écriture et d'une lecture en perpétuel mouvement, notamment parce que le sens n'est jamais clos. Lire le roman dans un sens nouveau révélerait alors une signification inédite. Ainsi, il semblerait que le travail de création entamé par Matisse puis Aragon soit continué par le lecteur.

    Pour penser son écriture ou son mode de création Aragon recourt à des termes qui deviennent de véritables motifs, des signes contenant une forme de théorie de l'écriture. Ce qui est interrogé chez Aragon ce n'est pas l'esthétique romanesque mais le phénomène de création, ce n'est pas le texte qui est expliqué mais sa génétique. Ainsi, le roman s'écrit et dévoile sa genèse, dévoile son propre manuscrit, non par les reprises, brouillons ou réécritures mais par les sensations qui envahissent l’écrivain à la lecture. Créant un roman qui offre au lecteur l'occasion de sensations similaires, Aragon permet au lecteur de ressentir l'acte d'écrire dans une même sensation de vertige et de dérèglement des sens.

    [1] Aragon, Les Incipit, Skira. [2] Aragon a travaillé à recouvrir les Murs de l'appartement de la rue de Varenne de documents multiples, photographies, cartes postales, coupures de journaux, dessins, lettres... faisant de la tapisserie, une toile blanche. Ce collage ou montage d'éléments visuels divers appelle une rencontre des modes d'expression au service d'un travail d'agencement. [3]L'expression « faire l'amour » résonne comme un clin d’oeil aux années vingt et à Lautréamont. [4] Aragon, Les Incipit, Skira, page 12. [5] Aragon, « Le con d'Irène », La Défense de l'Infini, Pléiade, page 446 et 449. [6] Aragon, Les Incipit, Skira, page 13. [7] Aragon, Les Incipit, Skira, page 12. [8] Aragon, Les Incipit, Skira, page 19. [9] Vouilloux, Bernard, « Peinture et écriture au XXe siècle », in Histoire de la France littéraire, dir. par Berthier P. et Jarrety M. Puf, Quadrige, 2006, p.554. [10] Vouilloux, Bernard, « Peinture et écriture au XXe siècle », in Histoire de la France littéraire, dir. par Berthier P. et Jarrety M. Puf, Quadrige, 2006, p.553. [11] Voir ce que dit D.Bougnoux à propos du rapport entre jouir et écrire dans La Défense de l'infini, Pléiade, pages 1192-1193. [12] Aragon, Les Incipit, Skira, page 19. [13] Aragon, Les Incipit, Skira, page 19. [14] Aragon, « Le Mérou », La Mise à mort, ORC, p.258. [15] Aragon, Les Incipit, Skira, page 13. [16] Aragon, Les Incipit, Skira, page 19. [17] Le roman ne voit plus la page comme une frontière, le blanc comme un seuil. L'écriture s'émancipe de la forme livre pour envahir l'espace. La lecture s'effectue désormais en relief, le texte se présente à la verticale sur un mur, prenant à rebours la notion même de linéarité qu'Aragon met à mal dans les derniers romans. Ainsi, l’oeil n'est plus cerné par la phrase mais aspiré par un vertige de visions. [18] Aragon, « Toutes les couleurs de l'automne », Les Lettres Françaises, 1954.

     

    Nicolas MOUTON

    Les manuscrits de la parole

    Dans quels heureux climats

    Croyez-vous découvrir la trace de ses pas ?

    (Racine)

    Louis Aragon: les chercheurs au contact des manuscritsAu beau nom de "chercheur" derrière lequel se dissimule la pudeur de quelques passionnés, je préférerais celui d' "amateur", pensant à Valéry "amateur de poèmes", et pour cet orgueil de ne pas faire profession de ce que j'aime. Un auteur de préférence, jamais perdu de vue, se mêle intimement aux événements de notre vie et ses pelotes de mots, de phrases, de vers tissent l'habit des jours. Si bien qu'une manière d'amitié se crée avec cette absence qui intensifie la pensée, les émotions, le langage. Notre bibliothèque est un paysage mental où chaque livre repris poursuit la conversation commencée le jour de notre rencontre : d'Aragon je recherche avant tout la compagnie. La tendance vers laquelle s'inclinent nos investigations n'est sans doute pas étrangère à notre méthode de lecture, dont la source vient tout droit de la manière dont nous avons, follement sans doute, abordé ce navire de haute mer. Pour moi, à l'heure du lycée, le hasard m'ayant mis en présence de la collection complète des Oeuvres Romanesques Croisées et de L' Œuvre Poétique, j'avais entrepris de lire chronologiquement (en jonglant avec les genres) cet auteur dont je ne savais rien. Accidentellement entendu à la radio, la curiosité me prit de sa voix, de sa parole, de tout ce que les techniques pouvaient nous faire toucher de sa présence. Mais ce ne sont pas des anecdotes ou des indications biographiques que j'y ai trouvé, ni des propos de circonstance, ni même la séduction d'un grand animal de mots. En parlant – et surtout en enregistrant – Aragon poursuivait une création comparable à celle des livres, dont elle accompagne le mouvement, et soutient le style. Pour tenter d'en comprendre les secrets de fabrication, l'exploration des archives, ces « brouillons de la parole », était donc nécessaire.

    Travailler sur les manuscrits d'Aragon, c'est avant tout un apprentissage du différé, le temps perdu de la recherche. Bien des thésards en ont fait l'expérience : les demandes d'autorisation, les courriers et téléphones n'obtiennent que rarement réponse. C'est pourtant la première étape pour accéder aux archives léguées par Aragon au CNRS afin de faciliter la recherche ; c'est paradoxalement ce qui la complique. Pour ma part – et puisque nous sommes invités à parler de notre expérience en ce domaine – je n'ai obtenu cette autorisation qu'il y a un an et demi, à la faveur d'une prochaine publication [1]. C'est donc l'édition qui est privilégiée avant la recherche elle-même, ce « grand art nouveau ». Bien entendu, pour peu qu'on ait quelque obstination, cela ne détourne pas de travailler autour des documents ; l'attente augmente le désir, et sans doute le plaisir qu'on prend à consulter les précieux manuscrits est-il d'autant plus fructueux que le Sésame est venu à pas lents. Mais pour ce faible bénéfice, les étudiants n'étant pas des sénateurs, combien de vocations découragées, et de talents perdus ? Ces travaux avortés eussent peut-être encore vivifié la recherche aragonienne dont les trois principaux objectifs doivent rester l'invention de savoirs et d'idées neuves, la consolidation des liens entre les générations d'érudits, et la transmission de ces connaissances auprès d'un plus large public.

    L'archive, comme le texte imprimé, doit être considérée dans Louis Aragon: les chercheurs au contact des manuscritsson intégrité, telle que l'auteur nous l'a transmise. Couper, par exemple, un entretien radiophonique pour le faire entrer dans le cadre d'une rediffusion, ou le remonter thématiquement (comme cela s'est fait dans certaines éditions phonographiques) est une atteinte à l'œuvre telle que l'écrivain l'a conçue. Cette intuition, acquise à force d'écoutes, deux pièces déposées au Fonds nous en apportent confirmation. Il s'agit des scripts de deux films réalisés pour la télévision : Elsa la Rose (1966) d'Agnès Varda et Plain-Chant (décembre 1970) de Hélène Martin. Non seulement Aragon écrit ce qu'il va dire et jouer devant la caméra, mais intervient ensuite à la plume ou au feutre pour des repentirs, y compris sur les autres participants. D'une certaine manière il distribue les voix, harmonise et donne le rythme : la parole improvisée fait donc œuvre, c'est-à-dire opéra, sans partition apparente, sauf pour l'auteur qui tient ici le rôle du maître de chapelle. Le manuscrit de Plain-Chant, en particulier, me semble remarquable par le nombre des retours d'Aragon sur sa parole, le soin maniaque des enchaînements, et par son « outillage » : scotch, couleurs, dialogue entre l'écriture machine et l'écriture manuscrite, insertion de manuscrits plus anciens... On ne peut s'empêcher de ressentir un plaisir esthétique à contempler ces pages, atelier de la création où l'écriture se fait dessin : comme si, déjà, sous nos yeux, Aragon esquissait le geste de substituer l'un à l'autre, signifiant par là que ses derniers grands gestes d'auteur seraient pour mettre le point final à son œuvre (achèvement du Matisse, de Théâtre/Roman, de l'Oeuvre Poétique) et qu'il en annonçait la décision. La raison de ce passage télévisé était d'ailleurs de faire ses adieux aux spectateurs [2]ne se présentant lui-même que dans la pénombre, faisant porter toute lumière sur ceux qui le chantent. Bien plus forte que les non-dits et les masques à venir : la silhouette peinte par l'ombre et une parole souveraine. La confrontation de ce manuscrit et de son résultat filmé demanderait évidemment de longs développements, et reste une des pages les plus poignantes du dernier Aragon.

    Les manuscrits, d'ailleurs rares en ce domaine, ne suffisent pas à étancher toutes nos interrogations : s'ils donnent à voir quelques exemples et laissent présager d'une esthétique, ils ne dévoilent pas une méthode. C'est ici qu'il nous faut considérer une autre sorte de brouillons, ou plutôt de « grifouillages » comme il est écrit dans Les Incipits, (terme dans lequel on peut entendre aussi bafouillage, le fouilli des phrases mises de côté) : les chutes et les bandes de travail. Pour quelques grandes séries, ou reportages, les archives des radios et des télévisions (et en tout premier lieu l'INA) ont conservé le non-diffusé. C'est-à-dire les conversations précédant l'entretien, les propos écartés, les réponses bancales, bref tout ce qui saute au montage. La consultation de ces bandes nous montre un Aragon au travail, toujours très soucieux de son style, de la construction de l'entretien, de son intrigue. Il reste en toute parole à la fois poète et romancier. Contrairement à nombre de ces contemporains (Breton, Montherlant,...) il n'écrit que rarement son texte sur le papier, mais le met au point à force de répétitions. Et je ne suis pas certain qu'il n'ait pas déjà testé nombre de ses entretiens sur les patients amis qui venaient le visiter. Il reste le dadaïste qui pouvait revendiquer avec Tzara que « la pensée se fait dans la bouche ». Mais peut-on encore parler de « manuscrit » quand plus rien de cette « écriture » ne passe par la main ? Parlerons-nous de « languscrit » ? Le mot n'est guère séduisant. Une promenade au Mans, la rencontre d'une libraire que je ne connaissais pas, me font croiser une plaisante solution. Sur un exemplaire des Entretiens avec Francis Crémieux ayant appartenu à Etiemble, l'auteur de Parlez-vous franglais ?, Aragon dédicace : « A Etiemble, en m'excusant pour le frandio » … Le frandio ! Le français qui n'est pas tout à fait celui de la conversation de Salon, ni de l'écriture pour l'oeil, mais qui sous ses airs bâtards est une création artistique et peut-être même un genre littéraire.

    Les archives sonores ne se peuvent résumer à ce qu'elles disent, à ce qu'elles nous découvrent, ni à l'émouvante faculté qu'elles ont de nous rendre vivant l'inflexion des voix chères qui se sont tues. Elles glissent entre les feuilles des livres que nous pensions connaître des signets, des paragraphes nouveaux, et nous soumettent à la tentation de succomber à la séduction d'un corps qui veut dire autre chose. Par sa mollesse, son énergie, sa rudesse, sa sensualité et sa rage, la voix toujours fictionnelle des écrivains nous somme de la prendre en conte et de nous appliquer à déchiffrer les hiéroglyphes du larynx, dont on attend encore le Champollion.

    [1] Nicolas Mouton : Aragon sur parole, archives audiovisuelles 1937-1977 (INA/Gallimard) [à paraître 2013]

    [2] Et non dans l'émission de Guy Béart, au début 1967 (en compagnie d'Elsa Triolet), comme cela a été faussement avancé lors d'une récente soirée à la SCAM.

    -> Les adieux d'Aragon à la télévision sur l'INA.

     

     

    Les chercheurs au contact des manuscritsJosette PINTUELES

    Manuscrits de L’Œuvre Poétique d’Aragon : sur les traces de l’auteur en chercheur.

    Après le portrait de l’auteur en lecteur théorisé dans Les Incipit, essai où culmine l’appareil paratextuel des Œuvres Romanesques Croisées [1], Aragon en appelle aux chercheurs dans le discours accompagnant le legs de ses manuscrits au CNRS. Il est pourtant réputé pour la facilité et la rapidité de son écriture, ce qui laisserait présager peu de manuscrits raturés ou retravaillés, du moins pour les romans. Mais qu’en est-il des commentaires dont il accompagne ses œuvres complètes ?

    Dans « Ecrit au seuil », préambule de L’Œuvre Poétique [2], Aragon désigne à son lecteur le labyrinthe dans lequel lui-même circule et où l’écriture, dans sa dimension la plus matérielle, sert de déclencheur. Pour remonter aux origines du projet, il mentionne des notes prises en marge de la correspondance avec les éditeurs des ORC : ce qu’il a écrit alors lui est devenu « énigme », exhortation à une enquête, « parénèse »; il insiste sur la graphie du mot « αινος » et réclame dès le manuscrit qu’on le centre bien et qu’on le calligraphie à la main. L’énigme de ce mot retrouvé est amplifiée par les allusions aux langues étrangères ou anciennes : l’alphabet grec, le « patois de Padoue » de Tite-Live, l’archaïsme des tournures… L’auteur invite ainsi le lecteur à peser tous les termes employés : le nom de l’auteur, le titre de l’ouvrage, la définition du mot « poésie » et même le genre du mot « œuvre », qu’il feint de mettre en question ; comme si ce qu’il avait écrit auparavant lui était devenu langue étrangère. Tout lui devient signe renvoyant à l’origine et à la nature même de l’ouvrage, à sa matérialité, incitant le chercheur à le suivre dans cette démarche.

    Les dossiers préparatoires de L’OP, traces d’un vaste chantier, montrent le cheminement complexe et dynamique de l’œuvre en cours de construction. Il s’en dégage trois caractéristiques : l’expansion progressive, où se lit le roman d’une recherche, les difficultés de classement ou d’orientation dans les méandres du temps et la conservation des traces matérielles de la mise en œuvre.

    L’expansion ou le roman d’une recherche.

    Alors que le contrat signé avec l’éditeur prévoyait huit à dix volumes, douze, quinze tomes furent très vite annoncés, moins du fait de textes inédits ou retrouvés, que de l’allongement des commentaires : le récit des circonstances d’écriture et de publication des œuvres devient le roman de L’OP, de sa « fabrique », au sens de Francis Ponge.

    Aragon salue à plusieurs reprises les textes « perdus » et « retrouvés », tels que « Dans la forêt »[3] ou deux poèmes retrouvés dans le fonds André Gide de la Bibliothèque Sainte-Geneviève, « Aline » et « Ciel de lit », auxquels il adjoint deux lettres de sa correspondance avec Gide [4]. Le lecteur suit l’auteur dans les péripéties d’une recherche de ses propres manuscrits : tiroirs, revues, collectionneurs, libraire ou encore bibliothèque publique… Il se réjouit avec lui de l’autorisation inespérée de reprendre l’intégralité de la pièce écrite avec André Breton, au chapitre : « Du Trésor des jésuites et de ce qui s’ensuivit ». Dans une partie du manuscrit de cette pièce, telle qu’elle figure dans le dossier [5], l’écriture est très serrée et régulière, correspondant sans doute, comme le pense Lionel Follet, à une copie effectuée avant de recevoir l’autorisation de Madame Breton de tout publier. Aragon a ajouté ensuite le commentaire de ces circonstances.

    L’expansion culmine au Tome VII, le plus travaillé, qui ne comporte qu’un poème de l’auteur, mais des documents et des textes allographes de plus en plus nombreux. Le dossier de préparation présente de multiples corrections successives à partir des tapuscrits.

    Dans sa complexité, le titre du préambule du Tome V, où il s’agit d’annoncer le texte «Introduction à 1930 », est le plus révélateur : « Une préface morcelée – 1 - Avertissement ». Trois chemises de manuscrits [6] correspondent à six pages de l’édition finale. Aragon a fait un montage à partir du manuscrit d’une conférence qu’il feint de retrouver par hasard, avant de livrer in fine ses circonstances exactes, au Théâtre de Malakoff [7]. Les réticences rhétoriques et la manière d’effectuer le collage en accusent la prétérition et l’humour. Le manuscrit de 72, à l’encre bleu gris, est collé en haut de page:

    «Ce que je dis ici n’est pas l’ouverture d’une conférence. Je déteste les conférenciers, ils m’ennuient, pour parler poliment, d’une façon mortelle. C’est simplement un essai d’installer entre nous cette étrange sorte de rapport qu’on appelle le hasard d’une rencontre ou tout simplement le hasard. »

    Est ajouté un commentaire à l’encre bleue, d’une écriture serrée et régulière, sorte d’intervention de régie, pour la mise en page et pour la transition : « J’enchaîne donc...». Enfin, après des corrections mineures sur le manuscrit, il conclut cet «avertissement » et le date : « 1974- Jour des Morts ». La mise en œuvre elle-même se trouve ainsi commentée.

    Le classement ou les méandres du temps.

    Comment s’effectue ce qu’Aragon nomme la « confection » de ses œuvres poétiques complètes ?

    Attelé à ce travail de titan dans les années soixante-dix, après la mort d’Elsa Triolet, terminant en même temps les ORC et Théâtre/Roman, il disposait ses documents au sol et « marchait » littéralement dans le chantier de son œuvre, comme en a témoigné notamment Jean Ristat [8]. S’il maniait volontiers le ruban adhésif, il ne s’est cependant pas contenté de reprendre les textes anciens, poèmes, prose ou articles, tels qu’il les avait gardés ou retrouvés, mais a rédigé des paratextes destinés à en éclairer toutes les « circonstances ».

    Le respect de la chronologie est posé en principe absolu de classement, mais les explications deviennent de plus en plus complexes et riches à mesure que se multiplient les interventions d’Aragon dans les journaux et la vie publique, soit à partir des années trente. Le décalage entre les écrits ou les discours et leur parution en divers périodiques crée en outre des distorsions que l’auteur souligne, notamment au Tome VI, qui tresse avec les circonstances de la montée du fascisme en Allemagne et le Front Populaire, des événements de la vie privée. Il recourt alors à des aide-mémoire, des listes récapitulatives, pose un canevas chronologique, surtout pour les années 1935 et 1936 ; par exemple, à propos des Beaux Quartiers : « Terminé 10 juin 36 – Copyright 1936- écrit de février à juin 36 ».

    Des notes manuscrites gardées dans le dossier préparatoire dressent la liste des numéros du mensuel Commune, où Aragon cherche ses repères, pointe des manques dans sa collection ou rectifie les dates des commentaires en cours d’écriture ; par exemple, prévoyant d’insérer l’article de Georges Sadoul sur Les Cloches de Bâle paru dans le numéro 17 de Commune, il note : « janv. 1935 –C 17 (me manque) ».

    Les erreurs, qu’il déplore explicitement à plusieurs reprises, révèlent les défaillances de sa mémoire. Le labyrinthe des derniers volumes qu’Aragon a confectionnés reflète ainsi fidèlement la difficulté de mise en œuvre, dont les manuscrits portent des traces émouvantes.

    La mise en œuvre.

    Cet ouvrage hybride excède largement le « recueil » de poèmes introduits ou commentés par leur auteur, au point que certains ont voulu y lire les Mémoires d’Aragon. Mais la frontière entre les textes anciens et le commentaire est brouillée, parfois subtilement.

    Ainsi, le texte qui ouvre le Tome II, « L’homme coupé en deux », repris par Olivier Barbarant à la fin des Œuvres Poétiques Complètes, dans la Bibliothèque de la Pléiade, se présente comme l’article d’Aragon saluant dans Les Lettres françaises [9] la republication des Champs magnétiques, d’André Breton et Philippe Soupault, sous le titre : « Un commentaire d’Aragon en marge des Champs magnétiques… » Or, Aragon n’a pas travaillé à partir de la photocopie de l’article comme pour d’autres documents, mais du manuscrit de 1968 lui-même. Il l’adapte, par collages successifs sur deux types de papier, à une nouvelle mise en page, dispose autrement le titre, supprime la plupart des illustrations du journal et sépare les deux portraits des auteurs par Picabia qui se faisaient face à la une des Lettres françaises. S’il corrige deux coquilles de l’article et précise quelques tournures, la plupart des modifications ont en réalité pour but de dramatiser le récit de l’aventure surréaliste, surtout de sa rencontre avec Breton, à l’aide de précisions de date et de lieu, dont une au moins relève d’une réécriture plus que d’une correction : « c’était dans l'ombre intérieure de la Closerie des Lilas »…

    Dans le manuscrit même, outre les deux chapitres numérotés, Aragon a marqué la structure du récit par des intertitres en lettres capitales centrées : « Prolégomènes », « La tentation du dialogue » et « Le dialogue proprement dit ». Le deuxième a été corrigé: Aragon l’a scotché par-dessus l’ancien titre, « Dialogue ». Pour L’Œuvre Poétique, il a ajouté en clausule solennelle du premier volet un rappel du titre qui définit le livre : «...celui par quoi tout commence. Le livre de l’homme coupé en deux ».

    Il y a donc deux états du texte : l’article de 68 et le texte liminaire du Tome II, aux statuts différents, induisant des significations distinctes : le commentaire d’un ouvrage d’autrui devient un véritable autoportrait.

    L’auteur n’entend donc pas se dessaisir si facilement de l’œuvre : recherchant les documents susceptibles de l’éclairer et les publiant dans L’Œuvre Poétique, Aragon se fait à la fois son propre chercheur, éditeur et commentateur. Tout en se remémorant son cheminement, en dressant la généalogie de son œuvre, il dramatise les étapes de son parcours et souligne l’importance des traces. Il semble ainsi anticiper la démarche du chercheur, lui ouvrir la voie et lui montrer en pratique, parfois de manière didactique, voire pédante, parfois ironique, la méthode à suivre. En somme, il le défie.

     

    [1] Désormais, ORC.

    [2] Il s’agit de la première édition, en 15 volumes, au Livre-Club Diderot, 1974-1981, désormais, LOP.

    [3] Tome IV, p. 89.

    [4] Tome V, p. 343.

    [5] FTA n° 109-110.

    [6] FTA n° 124 à 126.

    [7] Le 30/1/1972.

    [8] Jean Ristat, Avec Aragon, Gallimard, 2003.

    [9] Les Lettres françaises, n° 1233. 8/5/1968.


     

    Les chercheurs au contact des manuscritsNathalie PIEGAY-GROS:

    En sortant du métro à Palais Royal...

     

     

    En sortant du métro à Palais Royal, je remontais la rue de Richelieu en prenant le trottoir de droite si j’allais à La BN – le F n’est apparu que plus tard. Et celui de gauche, si j’allais consulter les manuscrits du Fonds Aragon, déposés à l’Item, alors logé presqu’en face de la Bibliothèque Nationale. Les manuscrits étaient conservés dans une salle un peu mystérieuse, où le chercheur accédait avec circonspection et solennité. Mais avant même de s’y rendre, il fallait consulter l’inventaire des manuscrits. Y est détaillée, dans une longue liste précise, l’ensemble des dossiers recueillis et classés après qu’Aragon les a donnés en 1977 à la « Nation française » et au CNRS. Page après page, page se déclinent les titres des recueils, articles, préfaces, romans, prépubliés, réédités, corrigés, annotés parfois. Mais j’y lisais aussi des mentions un peu plus intrigantes, papiers personnels, dossiers de la Sacem, etc. Il y avait aussi le répertoire de la correspondance. Il est formé de trois tomes épais de photocopies soigneusement reliées où sont reproduites, trois par pages, les fiches d’identité des lettres reçues – et parfois envoyées – par Aragon. Le nom et le prénom de du correspondant, la date, le sujet de la lettre, s’il peut être aisément identifié, sont mentionnés. Feuilleter cet inventaire donne le vertige. Aragon a entretenu avec une foule d’inconnus, avec des écrivains et des artistes célèbres, avec des hommes politiques de différents pays une correspondance immense, qui, à ce jour, n’est que partiellement éditée. J’y ai cherché les traces des échanges qu’Aragon avait pu avoir avec les musiciens, compositeurs ou interprètes pour tenter de comprendre comment s’était fait le passage du poème à la chanson, lorsque j’ai travaillé au livre Aragon et la chanson (Textuel, 2007). Auparavant, lorsque je travaillais à éditer pour la Bibliothèque de la Pléiade La Semaine sainte, j’avais consulté cette correspondance manuscrite pour chercher à comprendre, dans un premier temps, la façon dont Aragon avait pu constituer la documentation nécessaire à l’écriture du roman historique.

     

    Si ce fonds conservé aujourd’hui au département des manuscrits de la BNF rassemble la plus grande partie des manuscrits d’Aragon, il ne faut pas oublier ceux qui sont conservés à la Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, à Austin, et ceux qui, vendus ou dispersés, appartiennent à des collectionneurs privés. Il y a aussi, sans aucun doute, des centaines de lettres et de livres dédicacés, dans des bibliothèques, des greniers, des archives privées. Certains envois, qu’il fait figurer sur la page de faux-titre de ses livres, sont de véritables discours qu’il adresse, entourant le titre de son livre et son propre nom, à l’attention de ses destinataires. Ils mériteraient une étude à part entière.

    La lecture de feuillets épars, ceux des lettres par exemple, produit une émotion différente de celle qu’on éprouve en consultant, des heures et des jours durant, les dossiers d’un recueil ou d’un roman majeurs. La curiosité, la quête d’informations cèdent la place alors devant le sentiment qu’on pénètre, par effraction, dans un vaste chantier dont il est parfois difficile de savoir combien de temps il a lui-même duré. Le manuscrit nous met d’abord aux prises avec un temps qui a disparu. Il a laissé sa marque sur le papier vieilli, jauni ; les attaches-trombones ou les agrafes qui avaient pu lier certains feuillets ont rouillé. L’encre s’est un peu effacée, et lorsqu’il s’agit de retouches au crayon, la lecture n’est pas toujours aisée. Le matériel utilisé par l’écrivain porte lui-même la marque du temps, par exemple avec les cahier d’écoliers achetés pendant la guerre, ou le bloc-notes Adamov utilisé pour La Semaine sainte.

    Le manuscrit ne nous place pas pour autant dans un face à face avec l’écriture, qu’on pourrait imaginer ici pure, dégagée de toute vicissitude. S’il est bien une marque tangible et émouvante du corps, du tracé, s’il porte le mouvement de la main et de son tremblé, il est aussi une trace des circonstances : papier à en-têtes des cafés surréalistes où Aragon notait ses écritures automatiques ou des poèmes ; papiers officiels du PCF, de l’Humanité, rappellent que l’écriture se développait dans l’orbite, les marges ou les limites de la vie publique et politique. Pour l’époque surréaliste, les manuscrits disent combien l’écriture s’inventa de façon collective : manuscrits à mains multiples des cadavres exquis, tracts rédigés à plusieurs, poèmes d’Aragon recopiés par Breton en portent la marque. L’individualité littéraire est au défi, l’amitié passionnée est une machine à produire et fabriquer des vers et des formes libres.

    Les matériaux les plus pauvres, ceux qui sont le moins « littéraires », ne sont pas les moins intéressants dans ce fonds. Les rebuts de la création et de la documentation comme les vestiges d’une existence sont parfois très émouvants : images découpées pour se représenter les uniformes des soldats et des mousquetaires du roi, utilisées pour La Semaine sainte, programmes de théâtre, croquis pris in situ, listes de noms propres sont autant de chutes d’une œuvre et d’une vie.

    L’émotion qui vient lorsqu’on consulte ces archives procède aussi des effets de miroir qu’Aragon n’a cessé de multiplier entre le texte des livres et le mouvement du manuscrit. Le manuscrit déchiré, le livre débroché, les « jambages bleus du malheur »… sont des objets textuels et symboliques aussi bien que les pièces réelles d’un dossier génétique.

    Aragon a aimé écrire, plus que tout. C’est le geste même d’écrire, le mouvement du corps qui l’accompagnait qu’il a dû aussi aimer. A preuve, sans doute, le soin qu’il prenait à recopier ses propres manuscrits pour offrir, en particulier pendant la guerre et la clandestinité, ses poèmes à ses camarades. Extraordinaire polygraphe, il fabriquait ainsi des manuscrits propres et élégants d’où les hésitations, ratures et remords du poète avaient disparu. C’est l’une de ces reproductions qui a été choisie pour figurer sur le boîtier du coffret des Œuvres poétiques complètes dans la Bibliothèque de la pléiade.


    Lorsque j’ai travaillé sur les poèmes qui ont été mis en chanson, j’ai consulté presque tous les dossiers génétiques de recueils publiés, tant il est vrai que les interprètes et les compositeurs ont puisé dans la quasi-totalité des recueils publiés J’en ai reproduit un certain nombre dans mon livre. A bien des égards, il m’avait semblé que le geste de l’artiste qui s’empare des vers d’Aragon pour en faire une chanson n’était pas si différent de celui du poète lui-même, déplaçant l’ordre des strophes initialement conçu, intervertissant des vers. Mais il fut saisissant de constater comment certaines chansons, si familières à l’oreille, et si fluides dans leur façon d’épouser la musique, avaient été l’objet d’un travail difficile, tâtonnant. Ainsi, pour « L’affiche rouge » chantée par Léo Ferré à partir des «  Strophes pour se souvenir » du Roman inachevé, Aragon avait hésité : les noms de pays d’où viennent les membres du « Groupe Manouchian » – premier titre retenu – sont alternativement « Pologne Arménie Espagne » puis « Roumanie Arménie Espagne » ; les noms de pays sont repris, intercalés, modifiés pour finalement tous disparaître du poème, comme disparaîtra la strophe suivante : « Que ne suis-je celui qui sut Roland Jeanne dire / Ou la grande pitié qu’il y eut en Larchant / et Guynemer tombé du ciel / et rompre le gosier de Roland dans son chant. ».

    C’est ce type de tâtonnement que révèlent les manuscrits, ces tremblements du texte où se cherchent rythme et rimes. On y lit aussi la hantise de finir, que l’écrivain redoutait tant, visible par exemple à l’échelle du paragraphe, dans La Semaine sainte : les différents états du texte manifestent une propension évidente à l’ajout, comme s’il fallait contrevenir à l’achèvement d’une séquence narrative. Lorsqu’il publiera le roman dans les Œuvres Romanesques Croisées, Aragon augmentera encore son roman. Relire, pour lui, c’est très rarement couper, supprimer ; c’est le plus souvent reprendre pour ajouter, à la phrase, au paragraphe, au chapitre.

    Sur ses manuscrits, on lit aussi l’énergie des commencements, la phrase qui fuse et porte le développement à venir dans l’incertitude de ce qu’il sera. Aragon a suffisamment dit qu’il n’avait pas écrit ses livres, mais qu’il les avait lus – autrement dit, découverts au fur et à mesure qu’il les inventait. Cette mystification de l’écriture appelée incipit, il ne faut pas demander aux manuscrits de la confirmer. Ni de l’infirmer. On ne trouvera dans leurs leçons de certitudes ni méthodes, ni recettes. Aragon récrit, travaille, reprend, relit, rature : les débuts de romans comme les premiers vers de poèmes. Il déplace, compose, dispose, comme tout écrivain. L’incipit est un imaginaire de la genèse et non une recette – encore moins un constat a posteriori. Il dit l’amour du geste d’écrire, là, qui enchaîne les mots, les idées, les fait naître et incite la main à poursuivre. Après, viendra le travail, la re-lecture, la correction. Parfois le repentir, comme dirait le peintre. Les manuscrits, dans leur immense diversité, portent tous, d’une manière ou d’une autre, cette marque de la confiance inébranlable qu’Aragon avait dans les mots.

     

    Les chercheurs au contact des manuscritsSuzanne RAVIS-FRANÇON

     

    PASSION-PATIENCE

     

           Mon contact avec les manuscrits d'Aragon fut toujours pour moi affaire de passion et de patience. Les déchiffrer, en comparer les versions, essayer de comprendre ce qui se passe sur ces feuillets couverts d'une écriture bleue, avec des lignes ou des mots raturés, ou des dactylogrammes chargés d'ajouts et de corrections, c'est une aventure passionnante. Mais que retenir parmi la diversité des manuscrits que j'ai eu la chance de fréquenter ? Je m'en tiendrai à deux expériences : la première ponctuelle, brève mais inoubliable, la lecture d'un feuillet d'esquisse et brouillon du Roman inachevé ; la seconde, conduite durant de longues années et encore en cours, l'étude de l'imposant manuscrit du Fou d'Elsa.

    Un jour d'avril 1989, j'ai ouvert le dossier génétique du Roman inachevé, déjà classé, débutant par des feuillets de brouillons où l'on peut reconnaître "en devenir" le premier poème de l'œuvre définitive : une feuille blanche non foliotée, sans titre, couverte d'une écriture fluide et lisible. C'est seulement au bas du feuillet qu'apparaît le thème fondateur du poème définitif : un fragment de vers biffé [J'ai rencontré ma jeunesse], puis un vers lui aussi rayé, de seize syllabes : [Sur le Pont Neuf j'ai rencontré comme une fille à l'abandon]

    Avec étonnement, je vis que la naissance de la "chanson lointaine" "Sur le Pont Neuf…" était précédée sur ce feuillet par une douzaine de vers, plusieurs raturés ; de longs vers à la métrique flottante, allant de treize à seize syllabes. J'avais l'impression que la voix poétique cherchait à se placer, au fil d'une "manière de rêverie" où le poète posait son regard sur le monde qui l'entourait : "Les nuages légers au-dessus des toits du Louvre", les "toits d'ardoise" où se profilaient des statues, dans la lumière de novembre d'un "après-midi clément". Ce prélude inattendu d'un poème en gestation me semblait une confidence dont je partageais le secret. Ces mots et ces images ont disparu du texte définitif.

    Pourquoi cette rencontre de quelques lignes manuscrites m'a-t-elle laissé une impression si durable ? C'était, je crois, mon premier contact avec un véritable manuscrit et non pas une microfiche. Je tenais avec l'émotion du néophyte cette feuille fragile où s'inscrivent les hésitations, les respirations du poète ; et soudain, jaillit le vers isolé : "J'ai rencontré ma jeunesse". Au bas du feuillet, on peut lire ce qui devait devenir la troisième strophe du poème, désormais tout en octosyllabes :

    Sur le Pont Neuf j'ai rencontré

    L'ancienne image de moi-même

    Le cadre contribuait au sentiment de proximité : les manuscrits légués par Aragon se trouvaient alors au Fonds Elsa Triolet-Aragon du CNRS, rue de Richelieu, dont le directeur était Michel Apel-Muller. Dans les deux petites pièces réservées au Fonds, les manuscrits conservés avec un soin infini étaient aisément accessibles aux chercheurs autorisés ; on y ressentait une paisible intimité. Provinciale venue de loin, je vivais avec intensité ces moments trop courts. Je reconnais volontiers combien l'affectivité colorait mes premiers contacts avec le manuscrit. Mais l'émotion et le désir de connaître ne sont pas forcément une entrave au travail scientifique ; je leur dois l'élan et la persévérance qui m'ont soutenue.

    Les conditions de mon rapport au manuscrit du Fou d'Elsa sont bien différentes. Le dossier génétique, quasi complet, défie le chercheur par son ampleur (plus de 3500 feuillets) et par son apparence chaotique, malgré une ébauche de classement. Retrouver l'élaboration d'un poème ou d'une page de prose à partir des modifications observées au niveau des strates de la rédaction présente quelque difficulté : les états successifs du texte sont dispersés entre plusieurs cartons différents, et leurs numérotations ne concordent pas. Je finis cependant par reconstituer le mode de travail familier à Aragon: la première version manuscrite (souvent chargée de corrections immédiates ou de repentirs) étant confiée à la dactylo, le dactylogramme pouvait être encore modifié et connaître une seconde navette. Sur l'exemplaire destiné à l'impression, Aragon donnait à l'imprimeur, pour la typographie et la distribution des espaces, des indications qui n'ont pas toujours été respectées à la mise en page éditoriale. Il corrigeait fiévreusement les deux ou trois jeux d'épreuves, où les principales modifications portent sur la transcription des mots arabes et les titres de poèmes.

    La lecture des versions successives me rendit sensibles à la fois la permanence d'un axe directeur sous-tendant chaque poème, et l'activité libre de l'invention. Le premier jet souvent retravaillé gagne en précision et dynamisme du langage. L'ordre des strophes s'avère instable.Le texte enfin s'enrichit de greffons, digressions, amplifications parfois considérables. Ainsi le poème "Un espion de Castille arrive au-dessus de Grenade" (titre initial) était beaucoup plus court dans une version ancienne non datée que lors de sa prépublication en décembre 1962 dans l'ouvrage d'art Paroles peintes. Il passe alors de cinquante à soixante-seize vers. Que de fois l'ajout d'une strophe, d'une phrase, ou même d'un seul mot, approfondit le sens et élargit les perspectives ! Ainsi dans la prose d'ouverture du Fou d'Elsa, Aragon conteste la version rapportée par Chateaubriand du massacre des Abencérages. C'est un ajout au manuscrit qui livre cette réflexion de l'auteur : "De quels mensonges s'écrit ainsi l'histoire, il ne semble pas que les siècles y aient rien changé".

    Chaque poème ou page de prose mériterait une étude particulière. Mais en comparant sur de nombreux textes les cheminements de leur genèse, le chercheur observe certaines particularités de la création poétique d'Aragon : les choix de versification opérés au cours de l'écriture, les modifications verbales, la révision des temps, etc. C'est au niveau du manuscrit que l'on peut mesurer l'important travail pour "orientaliser" le langage, ou pour abandonner les formes futures du verbe et les remplacer pour les personnages arabo-islamiques par d'autres tournures plus proches de la conception islamique du temps.

    J'aspirais cependant à comprendre, au-delà de ces observations, comment s'était élaborée l'organisation interne de l'œuvre, l'histoire de son architecture ; cette prétention rencontrait des obstacles. Quelle était la chronologie de l'écriture ? Comment l'auteur avait-il procédé à l'ordonnancement des textes ? Dans le dossier génétique, les feuillets manuscrits de projets ou de plan sont rares, partiels. Aragon accordait une importance essentielle à la mise en ordre des écrits foisonnants, comme en a témoigné Jean Ristat . Aragon, dit-il, lui parlait toujours du "classement" […] "Comme il me parlait sans arrêt de l'ordre [1]". Les manuscrits montrent que la composition s'est développée, est devenue plus complexe au cours de l'écriture ou d'un retour de l'auteur sur ses écrits.L'introduction de commentaires en prose alternant avec les poèmes, comme l'invention du personnage de Zaïd, serviteur et scribe du Madjnoûn, n'apparaissent que dans un second temps. Le groupe de poèmes intitulé "Chants du Medjnoûn" s'amplifie. Des épisodes inattendus viennent s'intégrer tardivement à l'ouvrage, comme la "Parabole du montreur de ballets" ou la "Ritournelle de la fausse Elsa"… Au niveau des manuscrits se révèle tout un travail de composition qui structure l'œuvre définitive : certains poèmes connaissent un déplacement considérable. Ainsi "Ce que pense la 'Âmma" (le petit peuple de Grenade), que l'édition originale situe dans la deuxième partie, se trouvait rattachée par l'auteur à la première partie ("Grenade") dans l'ouvrage d'art publié en décembre 1962, Paroles peintes, sous le titre "Grenade / Au jour le jour". Sa migration dans la seconde partie place l'évocation de la vie des Grenadins sous un jour ambivalent, fait d'insouciance et d'inquiétude à la veille de 1490. Le plus important déplacement de texte concerne le poème "…Et si beau que me fût le jour" : situé à l'origine à la fin des "Chants du Medjnoûn", il est transféré trois-cent-dix-huit pages plus loin (page 421 de l'édition originale), où il devient l'un des trois textes conclusifs de l'œuvre.Toute la partie finale du Fou d'Elsa possède une structuration très forte, intervenue dans les derniers temps de l'écriture. C'est alors qu'Aragon introduit la scansion "Epilogue", englobant vingt-quatre poèmes, et construit en triptyque les poèmes du face à face avec la mort, intitulés "Apocryphes des derniers jours". Le sens et la portée de cet ensemble terminal sont indissociables de l'ordre dans lequel l'auteur les a finalement disposés.

    Malgré la fermeté de certaines structures imprimées à l'œuvre par le poète, une lecture à l'écoute d'autres indices dans le manuscrit décèle des possibles inachevés et soulève des interrogations. Par exemple, plus on avance vers la fin du Fou d'Elsa, moins se vérifie l'abandon des futurs qui semblait de règle pour les "gens d'Islam". Il semble que se rapprochent au point de presque se confondre les temporalités des personnages musulmans du quinzième siècle finissant et du poète occidental du vingtième siècle. Ce glissement des identités appelle une interprétation hypothétique plutôt qu'une certitude. Ailleurs, le dossier génétique offre dans le chapitre "La grotte" un ensemble de textes manuscrits à foliotation autonome qui laissent entrevoir une autre organisation possible plus audacieuse : ce groupe de textes met en contiguïté la mort de Lorca et celle du poète Djâmî, alors que l'édition originale sépare de cinquante pages ces deux événements distants de quatre siècles. L'association de ces deux poètes disparus se maintient souterrainement par le retour auprès des morts des "Veilleurs" de tous les temps. Ce thème prépare le lecteur aux "derniers jours" du Medjnoûn, préfiguration de l'adieu à la vie du poète-auteur.

    M'aventurer dans le dossier génétique touffu du Fou d'Elsa reste pour moi une tentation toujours vivace. Même si la recherche parvient quelquefois à éclairer le processus de la création poétique, le manuscrit du Fou d'Elsa recèle encore bien des inconnues. Chaque découverte ponctuelle joue son rôle dans la totalité de l'ensemble, que je ne saurai peut-être jamais embrasser, mais dont je me serai du moins approchée.

     [1] "Comment Aragon écrivait-il ?" Interview de J. Ristat par Renate Lance, in Recherches Croisées Aragon/Elsa Triolet n° 1, Annales Littéraires de l'Université de Besançon, 1988.

     

     

     

     

    Les chercheurs au contact des manuscritsMaryse VASSEVIERE

    Une lectrice des manuscrits d’Aragon…

     

    Je voudrais évoquer mes deux expériences de lectrice des manuscrits d’Aragon : les manuscrits-textes, c’est-à-dire les manuscrits au sens habituel du terme, ces brouillons de l’œuvre entière qui constituent les milliers de feuillets du Fonds Elsa Triolet/Aragon (FTA) du CNRS maintenant conservé au département des manuscrits de la BN, rue de Richelieu. Et aussi les manuscrits-images que constituent les milliers de documents punaisés par Aragon sur les murs de la rue de Varenne et que nous avons commencé à répertorier et à décrire.

    1. Une double réaction

    Je voudrais d’abord essayer d’analyser la même double réaction qui a été la mienne dans les deux cas et que je caractériserais doublement ainsi : bonheur et vertige.

    Il y a d’abord le bonheur d’entrer dans l’intimité d’une œuvre et de son fonctionnement. C’est dans une sorte de chaleur amicale qu’on ouvre les dossiers et qu’on entreprend la lecture de ces pages autographes remplies souvent de l’écriture d’Aragon jusqu’à la garde, surtout quand s’y multiplient les ajouts successifs, si caractéristiques de notre auteur qu’on pourrait parler à son propos d’une génétique de l’ajout. Et c’est la même atmosphère amicale que lorsqu’au début du GDR CNRS lié au FTA, pour notre dernier séminaire nous allions au Moulin qui n’était pas encore un musée et où nous étions comme dans une maison d’amis… Plus encore quand le FTA était hébergé par l’ITEM que maintenant qu’il est à la BN (mais c’est dans la même rue de Richelieu, à deux pas des anciens locaux de l’ITEM…), on manipulait les feuillets des dossiers génétiques – on les avait alors tous en mains, pouvant étaler les différentes chemises sur la table de travail… alors que maintenant à la BN, on ne peut que les consulter successivement… ce qui parfois nuit à la recherche… – sans le sentiment de culpabilité de l’indiscrétion car c’est dans l’intimité d’une œuvre qu’on entre toujours. Et il faut de la bienveillance au chercheur pour s’approcher ainsi au plus près d’une écriture.

    Mais il y a aussi le vertige que donne l’entrée dans un dossier génétique volumineux, surtout quand il n’est pas encore classé ou qu’il ne l’est que partiellement. C’était le cas au début de notre travail au FTA, avant que Renate Lance-Otterbein ait achevé l’immense travail de classement qui a constitué sa thèse de doctorat. Bien qu’elle ait réussi à réduire ce vertige, la panique vous prend toujours devant l’illisible, l’étrangeté des manuscrits. Le lecteur, dans une dualité paradoxale qu’Aragon avait comprise et expérimentée lui-même, est à la fois ami et étranger. Et je vous renvoie là à une définition possible du lecteur écrite par Aragon au dos d’une carte postale « vierge » représentant la Grotte des secrets dans les Giardini Boboli de Florence qu’on trouvait sur les murs de la rue de Varenne et que j’ai analysée lors de la Journée d’études du 13 octobre 2012 : « Le lecteur, ami, étranger aux yeux étranges ».

    C’est cette dualité paradoxale là que j’ai voulu souligner en donnant comme titre à cette communication au Moulin « Sur un aveugle mur blanc… » : ce qui est la citation du titre d’une œuvre du surréaliste Clément Pansaers (1885-1922) éditée par Marc Dachy (Bruxelles, Transédition, 1992) avec une notice élogieuse du jeune Aragon surréaliste sur ce jeune surréaliste belge trop tôt disparu. Car par cet oxymore d’une cécité blanche et non noire avec la connotation positive de la blancheur, je voulais mettre l’accent sur la dualité paradoxale de la lecture que fait écho à la dualité tout aussi paradoxale de l’œuvre [1] : à la fois opacité (« aveugle ») et clarté (« mur blanc »). D’où la quête du sens pour le lecteur de manuscrits : la recherche de la clarté, de la lisibilité, là où il a l’impression de ne trouver que du chaos, de l’illisible, comme par exemple ces foliotations du manuscrit de Théâtre/Roman, tant de fois raturées et rectifiées qu’on serait tenté d’y voir des leurres, alors qu’elles relèvent d’une logique et d’un itinéraire qui nous restera peut-être à jamais inaccessible… Car ce mouvement de l’écriture, le lecteur-chercheur essaie patiemment, douloureusement, de le retrouver, ne s’avouant jamais vaincu, car c’est là son objectif premier, sa raison d’être… Et il arrive que pour comprendre la genèse d’un roman d’Aragon, la chronologie de son invention et les strates de son écriture, la lectrice de manuscrits découvre sur son chemin, dans les forêts du sens d’étranges petits « cailloux du Petit Poucet » qui vont le mettre sur la voie d’hypothèses sémantiques… Cette métaphore enfantine du Petit Poucet que je développe dans mon étude sur le dossier génétique ardu de Théâtre/Roman [2] n’est pas de moi… mais de notre auteur… Je l’ai découverte en étudiant le dossier génétique de Blanche ou l’Oubli pour ma thèse [3]… Et elle est vraiment une métaphore de choix pour dire que si Aragon s’amuse à brouiller les pistes, en léguant l’ensemble de ses manuscrits, et ceux d’Elsa Triolet , au CNRS, il a manifesté le souci qu’il avait du « lecteur de l’avenir » : le souci de vraiment montrer « comment cela marche une tête. »

    Que l’accent mis sur cette dualité paradoxale de la lecture me soit aussi une transition vers la deuxième partie où j’évoquerai le double principe qui a été le mien chaque fois que j’ai abordé des manuscrits d’Aragon pour les étudier.

    2. Un double principe

    Ce double principe du lecteur de manuscrits et quelques principes adjacents, je me les suis forgés progressivement depuis mon étude ancienne du manuscrit de Blanche ou l’Oubli, et je les ai confortés par mon expérience récente avec Théâtre/Roman… Et que ceci me soit une manière de répondre à la Notice-Pléiade de Philippe Forest relative au manuscrit du roman et de la compléter… en toute amitié… comme nous avons eu l’occasion d’en parler ensemble.

    Pour moi, il me semble d’abord impératif de toujours prendre au sérieux les propos de l’auteur sur son écriture et les leçons des paragraphes métalinguistiques de Théâtre/Roman – comme dans les deux autres derniers romans. Car ils sont si nombreux que Daniel Bougnoux dans l’Introduction du Pléiade V parle de « tournant métalinguistique »pour caractériser cette dernière période d’Aragon.

    Face aux manuscrits d’Aragon, il ne faut pas penser a priori au mensonge de l’auteur : ce fameux mentir-vrai envisagé seulement sur le versant du « mentir » comme on a un peu trop l’habitude de le faire ici ou là dans la critique et dans les médias… Et aussi il ne faut pas donner trop d’importance aux leurres qu’il dépose… car ces leurres, s’il y en a, sont toujours accompagnés de signes de connivence aux lecteurs de manuscrits, de buttes-témoins comme ce fameux « manuscrit Ristat » que Philippe Forest publie en annexe du roman dans la Pléiade. Il faut au contraire reconnaître d’emblée à notre auteur un souci de vérité : car il y a une vérité dans les manuscrits même si eux aussi passent par la case du mentir-vrai. C’est le cas du « manuscrit Ristat » que j’analyserai en détail au colloque Théâtre/Roman.

    Et de cela découle le deuxième principe, qui est un principe de réalisme découlant lui-même de la nature si particulière de la lecture génétique. Ce deuxième principe qui s’impose d’évidence, c’est la nécessité de ne formuler que des hypothèses quant à la genèse des romans… Avec toujours l’objectif de chercher à dégager la dynamique de l’écriture – la logique de ce qui est raturé et de ce qui est ajouté, la logique des suppressions-déplacements [4] – plutôt que la chronologie des étapes de l’écriture, la datation des campagnes de réécriture. Avec toujours, aussi, l’humilité de croire qu’on ne propose qu’une approche possible de la genèse et qu’on se trompe peut-être en s’avançant parfois un peu trop dans la formulation de ce qui conserve toujours une part de mystère et d’aléatoire… Mais avec toujours la certitude de cette possibilité même de formuler de telles hypothèses… Car si les manuscrits donnent souvent le vertige, ils ne relèvent pas du chaos.

    Je vais donc me permettre d’oser l’hypothèse de la notion de « mentir-vrai » des manuscrits : en disant cela, je voudrais répondre à Philippe Forest qui ne s’intéresse pas vraiment aux ajouts du manuscrit Ristat car ce ne sont pas des « variantes » au sens propre du terme (telles qu’on les donne dans la perspective des éditions de la Pléiade) puisque au bout du compte on trouve dans la version finale tout ce qui est dans les divers états du manuscrit si on en fait la somme… Or ce qui est important d’un point de vue génétique, ce ne sont pas tellement les variantes – encore que cela soit important, et surtout pour les quelques ratures, surtout quand elles sont de taille comme celles de ce que j’ai appelé « l’inédit » du manuscrit Ristat, maintenant édité dans la Pléiade – mais ce sont les apparitions progressives du texte définitif, comme une lente maturation de l’écriture : et même si on ne peut pas vraiment établir une datation de la genèse du texte, on peut du moins établir une sorte de chronologie des ajouts…

    Le mentir-vrai des manuscrits, c’est donc très précisément ce que l’écrivain ne jette pas, ce qu’il offre comme un « puzzle détruit » [5] avec un brin de mise en scène qui ne nuit en rien à la clarté des choses mais y introduit seulement une bénéfique dose de relativité dont le chercheur [6] devra tenir compte, afin que celui-ci, Petit Poucet perdu dans la forêt du sens trouve les cailloux blancs nécessaires pour se retrouver dans les chemins du sens.

    [1] C’est aussi ce que j’ai développé dans mon article « Les paradoxes d’Aragon » pour RCAET 15, numéro spécial pour le trentième anniversaire de la mort d’Aragon. À paraître.

    [2] Voir le colloque ERITA/ITEM sur Théâtre/Roman en mai 2013.

    [3] Voir le chapitre génétique de mon Aragon romancier intertextuel, L’Harmattan, 2000.

    [4] Pour reprendre les trois grandes catégories de la transcription diplomatique des manuscrits définies aussi bien par Almuth Grésillon que par Pierre-Marc de Biasi dans leurs ouvrages de vulgarisation de la critique génétique.

    [5] C’est ainsi qu’Aragon nomme cette butte-témoin qu’il offre à Jean Ristat, où se donne à lire un état fragmentaire et partiel, mais à coup sûr ancien, antérieur – et de ce fait si précieux – de Théâtre/Roman, en pariant sur l’honnêteté du donataire pour que ce document capital soit donné à lire aux chercheurs. Que Jean Ristat, et Daniel Bougnoux qui m’a généreusement fait lire ce manuscrit maintenant donné dans la Pléiade soient ici remerciés.

    [6] Mais ici je devrais parler au féminin… puisque tout ceci repose sur ma propre expérience de lectrice de manuscrits.

     

    Les auteurs:

    Daniel Bougnoux, philosophe, est professeur émérite à l'Université Stendhal de Grenoble ; il a dirigé l'édition des "Œuvres romanesques complètes" d'Aragon à la bibliothèque de la Pléiade (cinq volumes), et vient de publier un essai chez Gallimard, "Aragon, la confusion des genres" (coll. L'un et l'autre).

    Julie Morisson, doctorante à l'Université de Poitiers et membre de l'Equipe Aragon, prépare une thèse sur "Le roman de l'art chez Aragon. La fiction aux frontières de la fiction" sous la direction de Luc Vigier (Poitiers) et Henri Scepi (Paris III). 

    Nicolas Mouton,  doctorant spécialiste d'Aragon, achève une thèse sur Aragon et les archives audio-visuelles et met la dernière main à un ouvrage intitulé Aragon sur parole, archives audiovisuelles 1937-1977 (INA/Gallimard), à paraître en 2013.

    Josette Pintueles, professeur agrégée de lettres modernes et docteur , vient de soutenir une thèse: « L’œuvre au défi : Aragon et la constitution de L’Œuvre Poétique », à l’Université Paris-Diderot, Paris 7, sous la direction de Nathalie Piégay-Gros.

    Nathalie Piégay-Gros, professeur à l'Université Paris Diderot. A publié de nombreuses études sur Aragon, parmi lesquelles Aragon et la chanson, Textuel, 2007, L'Esthétique d'Aragon,  Sedes, 1997. Elle a édité La Semaine sainte dans la "Bibliothèque de la pléiade".

    Suzanne Ravis-Françon, après l'ENS et l'agrégation de lettres classiques, enseigna la littérature dans le secondaire puis à l'Université de Provence.Elle eut le bonheur, comme MCF et professeur de faire connaître aux étudiants la littérature contemporaine, le surréalisme, Claude Simon...et Aragon ! Elle consacra sa thèse à l'œuvre romanesque d'Aragon, et anima longtemps l'équipe de recherche sur Aragon et Elsa Triolet. A la retraite, elle espère pouvoir encore participer quelques années, même de loin, à la passion de recherche qui nous anime.

    Maryse Vassevière, ancienne Maître de Conférences à la Sorbonne Nouvelle (Paris III), spécialiste d'Aragon et en particulier de la question des intertextes chez cet auteur, nombreux articles et ouvrages sur Aragon, membre de l'Equipe Aragon de l'ITEM.

     

     

     

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